Le Devoir

Voici venu le grillon.

Des fermiers ontariens à l’assaut du marché naissant d’aliments à base d’insectes

- ISABELLE PARÉ à Norwood, Ontario

Àquelques jets de pierre du village de Norwood, petit patelin de 400 âmes campé à deux heures au nord de Toronto, un nouveau voisin fait jaser tout le village. Un voisin bien discret, vite devenu la star locale du comté, après avoir attiré dans cette zone champêtre des caméras de tout le pays, remporté des prix nationaux et fait naître dans la foulée une poignée d’emplois pour des jeunes de cette communauté rurale.

Ici, tout le monde connaît les Goldin, ces éleveurs de grillons qui ont transformé depuis 2014 deux immenses poulailler­s à l’abandon en résidences toutes neuves pour grillons. Investis depuis déjà dix ans dans la production de ces insectes pour les animalerie­s qui gardent des reptiles, les trois frères Goldin ont senti le vent tourner quand l’élevage des insectes est soudaineme­nt apparu sur le radar des Nations unies.

«Quand nous avons lu le rapport de la FAO, on s’est dit: “pourquoi ne pas élever des insectes pour les humains? Si l’ONU y voit une des solutions pour nourrir la planète de façon plus écologique et plus productive, pourquoi pas?”» affirme Darren Goldin, cofondateu­r et président d’Entomo Farms. Mais, de la théorie à la pratique, il y avait tout un bond pour faire sauter les criquets par… millions.

«Nous avons dû développer nous-mêmes les techniques de pointe et l’expertise pour élever, récolter, traiter puis cuisiner des grillons à grande échelle,

souligne M. Goldin. Il y a peu d’expertise en ce domaine en Occident. »

Bouffée d’air tropical

Dès l’entrée dans l’une des granges d’Entomo Farms, une bouffée d’air tropical happe le visiteur. Les grillons croissent à 32°C, dans une atmosphère saturée d’humidité. Patiemment, ces nouveaux fermiers ont développé les conditions parfaites pour assurer la croissance maximale et la reproducti­on de ces insectes, qui atteignent le stade adulte en seulement six semaines.

Dans le couvoir, une petite pièce où s’empilent des dizaines de bacs de plastique gorgés de mousse de tourbe humide, des millions d’oeufs fraîchemen­t pondus sont gardés au chaud pendant 10 jours. «Chaque bac contient plus d’un million d’oeufs et 75% d’entre eux vont éclore, ce qui est bien plus que dans la nature», affirme Darren Goldin, qui veille sur ces petits comme une chatte sur ses chatons. Le même couvoir abrite aussi une myriade de cartons d’oeufs remplis de milliers de bébés grillons à peine éclos, pas plus gros qu’une tête d’épingle.

Ces rejetons passent ensuite à la «pouponnièr­e», une zone interdite aux caméras en raison des procédés secrets développés pour maximiser la croissance des nymphes encore vulnérable­s à ce stade critique. «Grâce à nos techniques, les pertes sont très faibles», remarque

Darren. Après deux semaines, les poupons vont rejoindre les criquets adultes «en liberté». Les grillons sont free range. » «Ils vivent leur vie d’insecte,

mangent quand ils veulent», insiste le fermier, qui juge ce type d’élevage beaucoup plus naturel que celui des bestiaux ou des poulets, coincés dans des cages et traités aux antibiotiq­ues.

Dans chaque aire «libre», quatre millions de grillons adultes gambadent et copulent en stridulant jusqu’à leurs derniers jours. Loin d’être une jungle où les insectes grouillent en tous sens, les bêtes se terrent plutôt sagement au sol de ce vaste entrepôt, dans de simples «condos» en carton posés en rangée au sol, grignotant les grains de maïs et de soja parsemés sur de grands plateaux.

«Ils n’ont besoin que de quelques gouttes d’eau par jour et d’un peu de grains. Avec une seule livre de grains, on produit une livre de grillons. Si l’on compare cela aux vaches ou aux poules, c’est infiniment plus productif », insiste le fermier enthousias­te.

À chaque cycle de croissance, les deux granges d’Entomo Farms logent au total 90 millions de grillons, divisés en plusieurs salles hermétique­s pour protéger la production en cas de pépins, mais aussi pour rassembler les grillons selon leur stade de croissance.

Après six semaines, la «récolte», appuie Darren, se fait de façon éthique en euthanasia­nt les grillons à l’aide de dioxyde de carbone, un gaz qui les plonge dans un coma et signe la fin de leur courte vie de bestiole. «Ça n’a rien à voir avec les poulets ou les bestiaux qui vivent dans de piètres conditions et sont abattus avant la fin de leur espérance de vie, dit-il. Ici, il n’y a aucune perte car l’animal est consommé en entier.»

En plus, Darren ne tarit pas d’éloges à l’endroit du criquet

poop. Les excréments de grillon forment une fine poudre inodore au sol, simplement balayée comme du bran de scie. « C’est très sec car les grillons utilisent toute l’eau bue pour

leur croissance. C’est un fertilisan­t efficace qui peut être utilisé pour l’agricultur­e.» Les écailles de l’exosquelet­te des grillons, qui muent de 8 à 10 fois durant leur brève existence, s’ajoutent à ce compost sec, chargé en potassium et autres minéraux.

De la ferme au camion

Les tonnes de grillons sont ensuite lavées, cuites, puis rôties dans six fours pendant deux heures à l’usine de traitement, avant d’être passées à la moulinette pour produire une fine poudre, vendue en sachets. Une faible proportion des grillons gardés entiers est assaisonné­e sur place puis ensachée pour être vendue comme amuse-gueule.

Difficile d’imaginer que 800 livres de farine de grillon sont produites ici chaque jour, dans ce local de quelques mètres carrés, avec seulement trois employés, un malaxeur industriel et quelques fours de boulangeri­e. « Tout est fait à la main, sans machinerie lourde. Car, une fois cuits, les

grillons pèsent des plumes», affirme un employé en manipulant d’énormes caisses.

Malgré tout, produire une livre de farine de grillon demeure coûteux. La poudre se détaille aujourd’hui 25$ la livre (40$ il y a trois ans) et 35$ pour la poudre bio (faite de grillons élevés aux grains bios, garantis sans OGM et sans gluten!). Les prix ne pourront chuter que si la demande pour ces produits se généralise, espère Jarrod Goldin. Des économies d’échelle seront alors possibles.

«La curiosité se développe peu à peu. Quand on participe à des événements ou qu’on tient des stands, 25 % des gens y goûtent spontanéme­nt, 60 % sont curieux et intéressés par la valeur nutritionn­elle, mais un peu hésitants, note Jarrod Goldin. Peu de gens savent que la poudre de grillon peut remplacer la viande, et jusqu’à 25% de la farine, dans une multitude de plats. Notre principal défi reste de se faire connaître par le grand public!»

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 ??  ?? Dans les marchés de Pnom Penh, au Cambodge, des vendeurs de rue offrent une panoplie d’insectes rôtis.
Dans les marchés de Pnom Penh, au Cambodge, des vendeurs de rue offrent une panoplie d’insectes rôtis.
 ??  ?? En Ontario, la plus grande ferme de grillons en Amérique réduit en poudre 800 livres de cet insecte par jour.
En Ontario, la plus grande ferme de grillons en Amérique réduit en poudre 800 livres de cet insecte par jour.
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