Des chefs qui font mouche.
Prendriez-vous un peu de crevettes de terre ?
D ans le camion de rue de Roger Godina, on offrait en avril dernier une poutine pas piquée des vers côté exploration culinaire. Pour souligner le Jour de la Terre, ce maître de la poutine ajoutait à son menu décalé une poutine toute spéciale : filet mignon, champignons, fromage en grains, sauce barbecue et saupoudrée de grillons rôtis.
En plein coeur de la région rurale de Whitby, en Ontario, où la faune locale est plutôt du genre steak haché-patates, les envolées gastronomiques du chef de la très courue gargote Krazee Poutine ont fait mouche.
«J’aime surprendre. J’avoue que c’était audacieux. Plusieurs clients ont essayé et ont adoré ça. Ça goûte comme des graines de citrouille rôtis», raconte ce restaurateur enthousiaste, dont la carte ne manque pas d’humour. Autre nouveauté du mois: le cricktini, une poutine latino servie sur tortilla et garnie de fromage, de fèves noires, de poivrons et de coriandre, puis rehaussée de lime, de chilis et de grillons croustillants.
Surmonter le «facteur yuk»
Si les toques audacieuses et locavores de pays scandinaves ont fait des insectes l’une des tendances culinaires de l’heure, il reste tout un bond à faire en Occident pour amener les consommateurs à croquer du grillon. Ce bond, les experts le surnomment le « facteur yuk».
Perçus comme une nuisance, les insectes évoquent le dégoût dans l’imaginaire occidental, la langue se chargeant d’enfoncer le clou dès l’enfance avec des expressions comme «laid comme un pou» ou «avoir le cafard».
Pour surmonter cet obstacle psychologique, une trentaine de chefs et de restaurants de la région de Toronto ont mis la main à la bête en avril, ajoutant à leur carte une panoplie de plats relevés de farine de ténébrions ou de grillons rôtis.
Dans le chic lounge du Prince of Wales Hotel and Spa de Niagara-on-the-Lake, Jeremy Harb a pondu un cocktail de son cru, ajoutant de la poudre de grillon aux condiments qui couronnent le pourtour de ses Bloody Mary. «Ça ajoute un subtil goût de noisette. Je crois qu’il faut commencer de façon très prudente pour ne pas rebuter les clients», dit-il. Depuis que la ferme des Goldin produit des grillons locaux, Carmen Carcienga, propriétaire du restaurant La Hacienda à Peterborough, a remis avec entrain les grillons à son menu. «Ça ne se vendait pas trop avant, avoue-t-elle. Mais maintenant qu’ils sont d’ici, tout le monde en parle. Les “tortillas al grillo” sont parmi mes plats les plus populaires.»
Un aliment d’abord
Pour la même raison, plusieurs pensent que pour faire entrer ces nouveaux produits dans les assiettes, il faut changer la façon d’en parler. «On parle d’entomophagie pour désigner la consommation d’insectes! Il faut changer les perceptions, voir cette nourriture comme n’importe quelle autre forme de “bétail”, un “mini-bétail” avec des valeurs nutritionnelles propres», affirme Nanna Roos, professeure associée au Département de nutrition de l’Université de Copenhague, qui a agi à titre d’experte pour la FAO.
Daniel Novak, cofondateur de Cricketstart, qui vend depuis peu croustilles, mélanges à smoothies et barres énergétiques sur le marché américain, abonde : «Je ne veux pas qu’on réduise mes produits à un supplément alimentaire, à un aliment fonctionnel ou à
une protéine étrange. C’est un aliment en soi. »
Pour lui, le grillon n’est pas plus inusité que la crevette, un arthropode de la même famille mais qui évolue en mer
plutôt que sur terre. « Les Amérindiens consommaient des grillons. Quand ils ont vu les crevettes, ils ont d’abord appelé ça des grillons de mer. En fait, les grillons sont des crevettes de terre!» blague le jeune entrepreneur. Pour favoriser l’adoption de
ces nouveaux aliments, mieux vaut introduire la poudre de grillon dans des mets courants, croit Marie-Loup Tremblay, fondatrice de uKa Protéine, une micro-entreprise de fabrication de barres chocolatées enrichies à la poudre de grillon. «Les gens ne sont pas prêts à voir un grillon entier dans leur assiette. La farine a les mêmes qualités nutritives et s’intègre à n’importe quel plat, même à des pâtes alimentaires. L’adhésion du public passera par l’offre de produits de consommation de masse. »
Masquer ou déguster?
Question de perception, donc ? On enfile les sauterelles grillées comme des chips au Mexique, et à Kinshasa on paie deux fois le prix du boeuf pour s’offrir des chenilles grillées, considérées comme un produit de grand luxe.
Les puristes, eux, diront qu’en masquant à tout prix les insectes, on rate l’occasion d’en saisir la saveur de noisette qui a ses adeptes. «On rehausse le goût des bêtes avec ce dont on les nourrit. Donnez du basilic ou des bananes aux grillons, vous en changerez le goût. Il faut mettre en valeur l’aliment plutôt que de le masquer, affirmait
récemment au Globe and
Mail Julia Plevin, créatrice de liqueurs à base d’insectes. Si on voulait, on pourrait même créer des criquets de la qualité des boeufs de Kobé!»