Erreur 404 dans la préservation du documentaire Web
Il va falloir réinventer les règles pour conserver les oeuvres interactives ou participatives
Il existe des manières et des règles pour l’archivage et la numérisation de toutes sortes d’oeuvres culturelles couchées sur toutes sortes de supports. Mais pour les documentaires Web, la plupart du temps des oeuvres interactives ou participatives, les règles de préservation ne tiennent plus la route, croit William Uricchio, chercheur principal à l’Open Documentary Lab du MIT. Il y a erreur 404 en la demeure.
Le professeur Uricchio sera vendredi à Montréal pour une conférence d’une journée que son laboratoire organise avec le Centre Phi, et qui rassemblera une trentaine des grosses têtes orbitant autour de la création interactive et de l’archivage. L’objectif est simple mais complexe: «Il faut réinventer la conservation », résume M. Uricchio. En français, le titre de la conférence est «Mémoire numérique », plus informatif. En anglais, l’urgence de la situation ressort: «Update or die». Mettre à jour ou mourir.
Les documentaires Web sont une forme de création qui existe depuis environ une dizaine d’années et qui réinvente la façon de raconter une histoire. Là où le film classique suit une ligne narrative figée, le webdoc, ancré en ligne, peut utiliser toutes sortes d’outils pour faire participer le spectateur. Terme, d’ailleurs, qui ne lui sied alors plus très bien, puisque plusieurs oeuvres demandent que le participant fasse des choix, naviguent dans le film. Au Québec, l’Office national du film (ONF) est un des acteurs phares de ce type de création.
Historien des médias, le professeur William Uricchio est spécialisé «dans les débuts» ; les premiers temps du cinéma, de la photographie, du téléphone, du télégraphe, etc. «Ce qu’on voit, c’est que l’histoire se répète»,
et que l’archivage des balbutiements des différents arts fait toujours cruellement défaut. Et il estime que, si rien n’est fait, le documentaire Web vivra le même scénario. «Ce serait perdre son histoire, et perdre son histoire à un moment particulièrement important.» Important, dit-il, parce que c’est pendant la genèse d’une forme d’art que sa courbe d’évolution est à son plus fort. «Quand on regarde les débuts du cinéma, on constate qu’on a perdu tellement de choses pile là où ça comptait, pile là où les genres, les formes, les techniques que l’on tient aujourd’hui pour acquises ont pris forme. On a perdu ce matériel. On peut laisser l’histoire se répéter, mais on peut aussi dire “ça suffit”. Ne laissons pas ça aller cette fois.»
La nature de la bête
Les documentaires Web ne peuvent s’archiver comme on archive une photo argentique, en la classant ou en la numérisant. Le webdoc est déjà une bête numérique, mais elle est une bête tentaculaire. «Le problème avec beaucoup de documentaires interactifs, c’est qu’ils sont des écosystèmes très complexes, qui ont beaucoup de morceaux et qui sont interdépendants. Si tu en brises une, ça ne marche plus.»
Les oeuvres sont donc condamnées à devenir obsolètes tellement la technologie bouge rapidement, exige des mises à jour. Google Maps modifie sa structure? Kaput, le webdoc. Un système d’exploitation est désuet? Terminé le film
interactif. Déjà que la technologie Flash n’est plus compatible sur plusieurs interfaces.
Alors, comment archiver une oeuvre du genre? «C’est incompatible avec la conservation telle qu’on la connaît maintenant. Il faut réinventer la conservation», statue M. Uricchio.
Certains, comme l’ONF, font une vidéo linéaire d’une des façons de vivre le documentaire. C’est mieux que rien, mais l’aspect interactif est aplani. «On peut les mettre dans la pierre, dans l’ambre, illustre M. Uricchio. On peut voir la mouche congelée dedans. O.K., c’est mieux que rien. Mais comment peut-on pousser les limites de l’archivage un peu?»
Au Centre Phi, vendredi, des représentants du monde du jeu vidéo et des beaux-arts seront présents, précise M. Uricchio, car ils ont développé des approches intéressantes d’archivage.
Sauver quoi, et avec quel argent?
Il y a encore beaucoup de questions et peu de réponses dans cette réflexion. Par exemple: que doit-on archiver, dans le flot incessant de produits numériques téléversés en ligne.
Le professeur au MIT rappelle que, chaque minute, 400 heures de contenu sont déposées sur YouTube. « Alors, trouver ce qui est représentatif, ce qui a de la valeur, quels sont les meilleurs exemples à garder, c’est très difficile.»
L’Open Documentary Lab a apporté sa contribution avec un projet appelé Docubase, sur lequel quelques centaines de webdocs sont listés. L’équipe de recherche a choisi des oeuvres qui ont fait des festivals, par exemple, qui ont gagné des prix, qui ont été remarquées par la communauté. Ce qui a toutefois pour conséquence de privilégier les plus gros joueurs, convient M. Uricchio. «Et on ne conserve pas vraiment le matériel, on publie
des liens. Et on commence à voir du plus vieux matériel ne plus fonctionner, des liens brisés. »
Le chercheur espère que les décideurs mettront bientôt cet enjeu dans leurs priorités, et, évidemment, que des sommes pourront être dégagées pour encourager cet archivage.
Mais est-ce nécessairement le rôle de l’État ? « Bonne question. Est-ce que c’est le travail de l’UNESCO, des gouvernements, des producteurs? lance le professeur. Aujourd’hui, quand on achète une télé, ou une laveuse, on paye un montant supplémentaire pour la récupération du produit quand il sera hors fonction. Peut-être que, dans le financement [des documentaires Web], il devrait
y avoir un montant mis de côté pour la conservation.»
Chose certaine, croit M. Uricchio, les créateurs ne regardent pas assez vers l’arrière, trop occupés qu’ils sont à scruter l’horizon, à essayer de voir poindre la nouvelle façon de faire. «Pour les futurs historiens, ça sera un âge noir, parce que les choses disparaissent à vue d’oeil», conclut-il.
MÉMOIRE NUMÉRIQUE ASSURER LA PÉRENNITÉ DES NOUVELLES FORMES DE DOCUMENTAIRES
Conférence (en anglais) au Centre Phi, co-organisée par le MIT Open Documentary Lab. Vendredi 5 mai. Ouvert au public.