Abla Farhoud, femme rapaillée
La romancière poursuit sa quête d’une paix intérieure par l’assemblage des fragments identitaires qui l’habitent
L’exil, qu’il soit forcé ou volontaire, ne peut jamais être un état temporaire. Il s’agit d’un « traumatisme permanent», laisse tomber la romancière et femme de théâtre Abla Farhoud. «Quand on part une fois de son pays, on est foutu, dit la Montréalaise d’origine libanaise, le sourire généreux et le regard vif arrosés par une lumière matinale d’avril qui entre par la fenêtre dans sa cuisine. Cela m’a pris du temps à le comprendre. Quand tu pars une fois, c’est fini. Tu te retrouves à jamais en décalage avec toi-même, avec ton identité, fragmenté, à la recherche de quelque chose qui n’existe plus, et ce, jusqu’à ce que tu finisses par ramasser tous les morceaux qui te composent, toutes tes identités, pour former un autre toi et être en paix. » L’exercice de reconstruction peut être long, «certains n’y arrivent jamais. Moi, après plus de 50 ans, je commence sans doute à m’en sortir», ajoute l’auteure du Bonheur a la queue glissante et du Fou d’Omar, qui cette semaine a décidé de remettre son écriture sensible et ses introspections sur l’ailleurs, l’être et les identités composites dans l’actualité littéraire avec Au grand soleil cachez vos filles (VLB éditeur), sa dernière création. Le roman polyphonique donne la parole à Youssef, Faïzah, Adib et Ikram, membres de la famille Abdelnour, de retour au Liban après 15 années passées au Québec. Il y a beaucoup de vrai dans cette fiction où les trajectoires humaines évoluent entre les années 60 et la tragédie du décalage qui donne corps à certains exils et façonne certains exilés. Dans un présent trouble et globalisé, traversé par les exils et les migrations, l’aventure romanesque tient même un peu lieu de fenêtre grande ouverte sur les déplacés, sur les déracinés en quête d’un nouveau territoire, pour mieux voir et apprivoiser leurs singularités et leurs différences. «Cette histoire se résume en un page, dit Abla Farhoud en remplissant le réservoir d’eau d’une minuscule cafetière à filtre. J’ai détesté vivre au Liban. J’ai été prisonnière de cette culture, malgré moi. J’y ai vécu l’enfer. Ça m’a traumatisée pendant des années, et ce n’est peut-être pas totalement fini.» Des larmes s’accumulant dans le bas de ses yeux au fil de la conversation vont d’ailleurs rapidement confirmer le propos.
«Je n’ai pas pleuré une seule fois en écrivant ce livre, contrairement aux autres, dira-t-elle au retour d’une soudaine bouffée d’émotion déclenchée par l’évocation de la lettre écrite par Ikram à sa famille à la fin du roman. Ce n’est qu’en lisant la première fois ce livre au complet
que cela s’est produit, comme si le texte m’était rentré d’un seul coup dedans.» Reconquête de soi
Entre le mépris d’un directeur des programmes de la radio nationale, où Ikram est embauchée, et les mises en garde d’une grand-mère sur le sourire que les femmes doivent contraindre en société pour éviter l’odieux ou l’horreur, entre la quiétude d’un bord de mer et les réticences d’un père envers sa fille qui veut faire du théâtre, un souffle névralgique caresse délicatement ces fragments d’existence qui témoignent d’une reconquête de soi face à l’incompréhension de codes culturels que l’on ne reconnaît plus parce qu’ils appartiennent désormais à d’autres. «Les codes d’un pays oriental sont sournois parce qu’ils construisent un environnement où tout à l’air d’être simple et facile, dit-elle. Au Liban, cette codification des rapports sociaux frappe quand tu t’y attends le moins. Et forcément, cela fait beaucoup plus mal. »
Alors que dans le Québec des années 50, où elle est arrivée, Abla Farhoud se faisait régulièrement demander d’où elle venait, au Liban, c’est plutôt par la négative que le regard de l’autre se pose sur elle lors de ce retour, entre 1965 et 1969, qui peut facilement être qualifié de manqué. «On nous disait: vous n’êtes pas d’ici!» se souvient-elle en évoquant le corollaire de ce propos banal en apparence: la solitude intérieure qui finit par s’installer au coeur de l’exilé. Solitude que racontent à leur manière, par l’abnégation, par la résistance, par la folie, les personnages imaginés par Abla Farhoud comme pour mieux rapailler les éclats d’identité qui la compose.
Partager sa solitude
«Si je n’avais jamais senti la solitude qui vient avec l’exil, ditelle, je n’aurais jamais écrit. Rares sont les fois dans une vie où quelqu’un peut réellement et vraiment calmer ta peine. Rares sont aussi les gens qui te comprennent complètement et c’est pour cela que l’on écrit, pour briser notre solitude en cherchant à se comprendre soi-même et amener d’autres personnes à nous comprendre pour nous sentir moins seuls. »
Le projet reste toutefois un éternel recommencement, reconnaît l’auteure dont les romans se succèdent depuis 1998
Quand on part une fois de foutu» son pays, on est Abla Farhoud
en s’inscrivant dans une trame dramaturgique récurrente, avec des voix multiples posées sur des rôles savamment distribués pour assembler le récit et la figure de la folie fortement présente ou jamais très loin. «Le fou est une métaphore extraordinaire de l’immigrant, ditelle. Il n’est jamais à la bonne place, jamais là où on pense qu’il devrait être.» Et elle ajoute : «Être immigrant, c’est dur. D’ailleurs, la folie touche l’immigrant plus que la moyenne nationale.» Des fê-
lures, entre tous les fragments de soi, que l’écriture vient temporairement guérir.
«L’écriture guérit, dit-on, mais je crois qu’elle le fait surtout au moment de l’action, lors du contact direct avec les lettres que l’on assemble pour organiser notre pensée. Ce n’est pas comme une thérapie, c’est dans la jouissance du moment que l’écriture soulage, et c’est pour cela qu’il faut sans cesse recommencer.» AU GRAND SOLEIL CACHEZ VOS FILLES Abla Farhoud VLB éditeur Montréal, 2017, 232 pages