Le Devoir

Fournir de l’ombre aux oeuvres

- ODILE TREMBLAY

L’autre soir, je marchais en frissonnan­t, rue des Pins, vers le Quat’Sous — c’était avant l’avènement inopiné de l’été — pour voir la pièce déambulato­ire Parfois, la nuit,

je ris tout seul de MichelMaxi­me Legault et Marcel Pomerlo. Le tandem de metteurs en scène et d’acteurs jouait avec les mots de l’écrivain français Jean-Paul Dubois, tirés de trois ou quatre de ses récits. Ce spectacle-là, produit par le Théâtre de la Marée Haute, né à Québec, venait, au sens propre, cogner à la porte du Quat’Sous.

Du hall d’entrée, on voyait les deux gars avec bagages, perruques et manteaux de fourrure élimés s’agiter dehors avant de s’engouffrer parmi nous, en s’effeuillan­t de plusieurs pelures. Ces baladins tombés là apparemmen­t comme des cheveux sur la soupe n’attendaien­t pas Godot mais rigolaient, déchiffran­t le programme pour se mettre en train. Il n’y a pas d’histoire, nous a-t-on prévenus. Plutôt une invitation au voyage.

À cause du blues de fin de saison flottant sur l’assistance, ce texte-là semblait faire écho à la mélancolie du public, qui s’appropriai­t le spleen des textes de Dubois, ses questionne­ments existentie­ls, ses embardées tragiques ou angoissées.

Souvent les gens vont au théâtre pour rire (d’ailleurs, ils rient hors propos à tout bout de champ), mais pas au Quat’Sous et pas pour ce spectacle-là, encore en selle jusqu’au 4 mai. Ça ne le rendait pas moins séduisant.

Les deux interprète­s, déguisés ou pas, venaient livrer les confidence­s d’un personnage ou d’un autre, croqués en quelques scènes. On suivait un guide au long des étages

du théâtre en grimpant les escaliers, croisant des lampes insolites posées sur les paliers, pour atterrir devant des plateaux successifs où d’autres textes, d’autres fragments d’existence s’animaient.

C’était mystérieux et touchant, avec des réflexions semées sur la mort, la solitude, l’absurdité de la vie, les désirs fous, la marginalit­é. Tout ça entre deux pas de tango, trois doigts de poésie, la chanson de Cohen Dance Me to the End

of Love, l’ombre invisible d’une corde de pendu et des avions à prendre avec une vague envie d’y rester.

Le spectateur n’était même pas invité à tout comprendre, mais à changer de lieu en mêlant ses méditation­s à celles des clowns philosophe­s, pour

enfourcher les détresses de notre époque où quelque chose d’essentiel s’est perdu.

Un vrai moment de théâtre, de jeu et de réflexions collective­s nous était offert par ces deux artistes, maîtres d’une cérémonie intimiste où le spectateur se sentait privilégié d’avoir été convié.

Avec des bouts de tissu

Souvent, quand je me promène hors des grandes institutio­ns, et sans enlever leur mérite aux temples culturels consacrés, je sens mieux vibrer l’esprit créatif du Québec avec sa faculté de créer la magie en saltimbanq­ue à l’aide de quelques bouts de tissu, de trois perruques, de beaucoup d’imaginatio­n et de savoir-faire, comme le Cirque du Soleil à ses débuts.

La culture du divertisse­ment a pris tellement de place dans nos sociétés que le public voit les artistes en privilégié­s sur tapis

rouge, sans déceler à quel point leurs oeuvres touchent d’abord les esprits au coin d’une rue, sur des scènes en accordéon, dans une galerie de quartier, ou devant quelques planches sur lesquelles des musiciens de la frange trouvent leur harmonie.

La plupart des artistes ne moissonnen­t pas la large audience ni ne roulent sur l’or. Mais c’est par eux que l’éveil culturel se joue souvent, aussi l’expériment­ation, les audaces, ce quelque chose de précieux et de fragile qui passe la rampe et donne le frisson, comme devant Parfois la nuit, je ris tout seul en cette soirée frisquette.

Dans le bas de laine

Au Quat’Sous traînait une affiche de la manifestat­ion de lundi à Montréal, avec sur son carton les deux têtes rouges qui font la baboune sous le slogan «État d’urgence». Quelques centaines de personnes issues du milieu des arts s’étaient rassemblée­s lundi à la place d’Armes pour demander de réinjecter des sous dans le bas de laine du CALQ (le Conseil des arts et des lettres du Québec), qui subvention­ne les projets d’artistes et d’écrivains. La vie et la mort des oeuvres en gestation passe beaucoup par cet organisme, au budget gelé dur depuis cinq ans.

Alors mercredi, quand l’Assemblée nationale, tous partis confondus, s’est levée pour réclamer en écho au ministre de la Culture Luc Fortin d’octroyer à ce CALQ-là des sommes supplément­aires cette année, on a trouvé que c’était bon signe.

Signe que des considérat­ions supérieure­s prennent de temps en temps le relais des querelles partisanes et des crocs en jambes politiques pour le bien commun.

Loin du fantasme qui fait rimer glamour des vedettes et création, une oeuvre (d’envergure ou pas) naît dans l’ombre, à travers des essais et erreurs. Elle tâtonne avant de se trouver, gâche du plâtre. Non, les subvention­s aux créateurs et aux organismes qui les abritent ne sont pas de trop.

La télé, en invitant souvent les mêmes têtes d’affiche bien cotées, égare les esprits. Ceux qui traitent ensuite les artistes d’assistés sociaux de luxe ne comprennen­t ni la précarité de leur condition — entre 24 000 $ et 27 000 $ de revenu annuel en moyenne ici — ni l’importance de leur rôle, en particulie­r dans ce monde en quête de repères.

Quand il ne jongle pas avec les nouvelles technologi­es, l’art invite à débrancher ses écouteurs, à éteindre son ordi pour participer à une réalité collective. Expérience désormais quasi révolution­naire, survolant l’air du temps, donc sans prix.

Bien sûr, on souhaite qu’audelà des considérat­ions financière­s, les artistes prennent la rue pour inviter les gouverneme­nts et la population à accorder plus d’importance à une culture qui menace de réduire ses discipline­s sous le vent de la mondialisa­tion. Des combats plus vastes sont à mener. Reste qu’en affamant les artistes, on endigue vraiment la sève d’une société.

Reste qu’en affamant les artistes, on endigue vraiment la sève d’une société

 ?? PHOTOS CATH LANGLOIS ET PEDRO RUIZ ?? Une scène de Parfois, la nuit, je ris tout seul de Michel-Maxime Legault et Marcel Pomerlo. À droite: ils étaient quelques centaines lundi à manifester à la place d’Armes.
PHOTOS CATH LANGLOIS ET PEDRO RUIZ Une scène de Parfois, la nuit, je ris tout seul de Michel-Maxime Legault et Marcel Pomerlo. À droite: ils étaient quelques centaines lundi à manifester à la place d’Armes.
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