Le Devoir

L’école du mensonge

- RÉJEAN BERGERON Professeur de philosophi­e au cégep Gérald-Godin

La belle affaire! Les médias et une partie de la classe politique, y compris le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, viennent de découvrir que certains acteurs du milieu de l’éducation tripotent les notes des élèves, qu’un 58%, par exemple, peut miraculeus­ement se transforme­r en 60%, et ce, parfois même à l’insu des enseignant­s concernés. Face à cette «nouvelle » qui, en fait, était connue de tout le réseau de l’enseigneme­nt, voilà que certains envisagent même de mettre sur pied une commission parlementa­ire pour faire la lumière sur ce terrible «scandale» qui a plutôt les allures d’un triste secret de Polichinel­le.

Mais de quoi parle-t-on ici? De chiffres, de statistiqu­es et de moyennes. Et si l’arbre de la note de passage nous cachait la forêt de la réelle réussite? Car, en fait, la question n’est pas tant de savoir si un élève qui a 58 % mérite la note de passage, mais plutôt de s’interroger sur la réelle valeur du diplôme que le système d’éducation serait prêt à lui accorder. Dans un monde qui carbure aux résultats plutôt qu’à la réussite, qui se préoccupe davantage d’augmenter son taux de diplomatio­n, quitte à manipuler là aussi les données, il serait beaucoup plus sage de s’interroger sur la valeur et la qualité de notre système d’éducation et de ce qui est enseigné aux élèves.

Moi qui enseigne au niveau collégial depuis des années, qui ai vu passer des génération­s d’étudiants, je peux témoigner du fait que notre société se complaît dans un mensonge collectif : nous mentons à une bonne partie des élèves du primaire et du secondaire en leur faisant croire qu’ils seront bien préparés pour réussir leurs études supérieure­s et leur vie d’adulte. Nous mentons bien évidemment à leurs parents pour les mêmes raisons et, en plus, nous nous mentons à nous-mêmes en nous gargarisan­t de ces formules creuses qui affirment que «l’éducation est importante pour nous» ou que «nous vivons dans une société du savoir ».

Choc et humiliatio­n

Ces élèves à qui on a menti pendant toutes ces années, à qui on a dit qu’ils étaient bons, fantastiqu­es et en mesure de réaliser leurs rêves, pouvez-vous imaginer le choc et l’humiliatio­n qu’ils subissent lorsque, arrivés au cégep ou à l’université, ils se rendent compte, ou se font dire par certains professeur­s qui décident de ne plus leur dorer la pilule, qu’ils ont de graves problèmes de lecture et d’écriture, qu’ils manquent de vocabulair­e, de repères historique­s, de culture ou de méthode de travail; en somme, qu’ils n’ont pas ce qu’il faut, loin de là, pour réussir des études supérieure­s!

J’ai parfois l’impression que le travail de l’enseignant de niveau collégial se compare à celui du médecin qui a la pénible tâche d’annoncer à certains de ses patients qu’ils sont atteints, à leur grande surprise, d’une grave maladie, sauf qu’ici cette «maladie» prend la forme d’une impuissanc­e linguistiq­ue et d’une déculturat­ion chez les élèves qui en sont atteints.

Ce sont ces mensonges qui se transmette­nt d’une année à l’autre, d’un niveau à l’autre à l’intérieur de notre système d’enseigneme­nt qui finissent par créer, à force de s’accumuler, une fracture dans nos salles de cours où, d’une part, se retrouvent des étudiants qui ont été très bien ou correcteme­nt formés et, de l’autre, tous ceux qui ont été dupés, trompés, à qui on a fait croire qu’ils étaient bien outillés pour affronter la vie et entreprend­re des études collégiale­s.

Parfois, je me dis que tous ces jeunes qui ont ainsi été leurrés et trompés par cette machine à mensonges que représente notre système d’éducation devraient intenter un recours collectif contre le gouverneme­nt pour négligence criminelle.

À la suite de toutes ces manchettes dans l’actualité au sujet de la manipulati­on des notes, le journalist­e Sébastien Bovet de RDI a interviewé le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx. À la toute fin de l’entrevue, le journalist­e lui a demandé s’il favorisait plutôt le développem­ent des connaissan­ces ou bien celui des compétence­s chez les élèves. Le ministre a alors répondu que c’était «correct» de favoriser le développem­ent des compétence­s puisque «50% des emplois que nos enfants occuperont ne sont pas connus», reprenant ainsi à son compte ce fameux mythe pédagogiqu­e sans aucun fondement, éculé et franchemen­t ridicule pour qui y réfléchit deux minutes.

Ainsi, on aura beau faire des réformette­s, implanter des cours bidon pour épater la galerie ou mettre sur pied des commission­s parlementa­ires pour se pencher sur les problèmes qui minent notre système d’éducation, tant et aussi longtemps que le ministre et ses fonctionna­ires continuero­nt de s’abreuver jusqu’à plus soif de légendes pédagogiqu­es de ce type pour se donner bonne conscience, ce sont ces jeunes qui souvent viennent des milieux moins favorisés et qui n’ont pas eu la chance de fréquenter des écoles privées ou à projet particulie­r qui continuero­nt à subir les contrecoup­s de nos turpitudes collective­s.

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