La gestion selon la Théorie U : révolution ou illusion ?
Dans la foulée des méthodes de gestion humanisantes, la Théorie U s’est taillé une place de choix. Appliquée dans de nombreuses entreprises et institutions publiques, elle prétend que la solution à nos problèmes individuels, organisationnels et sociaux se trouve… en nous. À une époque où le besoin de croire semble impossible à combler, la popularité de telles approches n’a rien d’étonnant.
Otto Scharmer est l’auteur de la Theory U, un processus qui permettrait à chacun d’accroître l’acuité de sa perception et la finesse de sa connaissance de soi et du monde. Sa méthode serait si puissante qu’elle donnerait la capacité de « pressentir l’avenir alors même qu’il émerge ».
«Quelque chose se meurt et quelque chose d’autre veut naître.» Paraphrasant sans le nommer Gramsci, ou peut-être Václav Havel, Scharmer répète comme un mantra cette idée que nous sommes à la croisée des chemins. Nous pourrions continuer de foncer vers un mur civilisationnel, ou alors choisir de plonger en nous pour laisser s’exprimer, dans le silence de la contemplation, les solutions à nos problèmes — individuels, organisationnels et sociaux.
Qu’est-ce qui se meurt, au juste, et qui attend d’être remplacé ? «Ce qui meurt, c’est le supersize-me, le bigger is better, les décisions fondées sur les intérêts des uns au détriment du bien-être des autres, c’est notre état généralisé d’irresponsabilité organisée», annonce-t-il. Avant tout, il nous faut nous connecter à la partie profonde de notre conscience.
Aux oreilles de certains, ces termes auront des airs de rengaine new age. Scharmer a pourtant intéressé des milliers de gens à son cours (85 000 inscriptions individuelles provenant de 193 pays), qu’il donne sous l’égide de l’une des plus prestigieuses universités du monde, le MIT. Il est aussi un consultant recherché. Parmi ses clients: le colossal Alibaba, les gouvernements de Dubaï, de l’Afrique du Sud et de
l’Allemagne, les compagnies Shell et Nike, et la plus grosse banque de Chine.
Au début, mon alarme anti-bullshsit a sonné à fond. Pendant que Scharmer menait ses travaux, un courant généralisé d’«humanisation» de la gestion a submergé Silicon Valley: « Compassionate business », « conscious leadership », « wholeness » sont les nouveaux mots d’ordre d’un management qui ambitionne de transformer la froide entreprise taylorienne en lieu d’émancipation individuelle. Une classe de consultants s’est formée pour répondre à l’appel en offrant à prix d’or une kyrielle d’ateliers, de conférences, de méthodes d’accompagnement.
Contrôle et surveillance
Au langage de la liberté et de l’épanouissement s’est ajouté celui de la pleine conscience. Les dirigeants des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se sont mis à vanter les mérites de la méditation et à la proposer à leurs employés. Ses émules rappellent toujours — afin de rassurer les actionnaires à l’écoute — que tout cela est bon, oui oui, pour le bien-être des employés, mais surtout pour l’efficacité. Le rendement du capital investi n’est jamais très loin dans l’argumentaire. La prétendue autonomie des travailleurs camouflant de bonnes vieilles pratiques de contrôle et de surveillance; le «travail intérieur» pour mieux servir la productivité de l’entreprise. Plus j’avançais dans mon enquête sur la Théorie U, plus je redoutais de trouver là une autre manifestation de cet appétit du capitalisme tardif pour tout ce qui peut le préserver.
Mais ici, le pouvoir de la conscience est au service du changement social. Le but est explicite: Scharmer espère outiller ses pratiquants pour qu’ils résolvent les plus graves problèmes de notre époque. Chacun faisant ce travail «d’ouverture d’esprit, de coeur et de volonté», on basculera vers un nouveau paradigme, on passera de notre actuel « égosystème » à un salvateur « écosystème ».
Si le changement commence par soi, le processus débouche rapidement sur le dialogue, le travail collaboratif, la « cocréation », la mobilisation de l’intelligence collective. Scharmer rejette farouchement les hiérarchies et le contrôle qui caractérisent les organisations traditionnelles, mais il n’est pas un anticapitaliste de la décroissance: son premier public est une classe de gestionnaires en quête de nouveaux modèles organisationnels.
Tapie dans l’ombre de ces méthodes, la question religieuse reste comme un tabou, une frontière qu’il ne faut surtout pas franchir. On parle de sens, de spiritualité, de contemplation et de méditation, mais jamais de Dieu. Il est cependant impossible de ne pas voir dans la popularité de ces approches l’expression d’un besoin de transcendance qui ne trouve pas de source où s’étancher. Dans notre monde déconfessionnalisé, l’évacuation presque totale de la croyance dans l’invisible engendre une sorte de quête sans fin, tous azimuts. Libérés de tout, nous cherchons désespérément à nous raccrocher à quelque chose. Mais attention! Surtout pas à des dogmes ou à un seigneur. La spiritualité occidentale au XXIe siècle ne peut prendre la forme d’une relation de l’individu avec un être supérieur. Elle est pensée comme une intériorité lente et silencieuse.
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