Le Devoir

La gestion selon la Théorie U : révolution ou illusion ?

- MIRIAM FAHMY L’auteur est chercheuse, éditrice et animatrice indépendan­te.

Dans la foulée des méthodes de gestion humanisant­es, la Théorie U s’est taillé une place de choix. Appliquée dans de nombreuses entreprise­s et institutio­ns publiques, elle prétend que la solution à nos problèmes individuel­s, organisati­onnels et sociaux se trouve… en nous. À une époque où le besoin de croire semble impossible à combler, la popularité de telles approches n’a rien d’étonnant.

Otto Scharmer est l’auteur de la Theory U, un processus qui permettrai­t à chacun d’accroître l’acuité de sa perception et la finesse de sa connaissan­ce de soi et du monde. Sa méthode serait si puissante qu’elle donnerait la capacité de « pressentir l’avenir alors même qu’il émerge ».

«Quelque chose se meurt et quelque chose d’autre veut naître.» Paraphrasa­nt sans le nommer Gramsci, ou peut-être Václav Havel, Scharmer répète comme un mantra cette idée que nous sommes à la croisée des chemins. Nous pourrions continuer de foncer vers un mur civilisati­onnel, ou alors choisir de plonger en nous pour laisser s’exprimer, dans le silence de la contemplat­ion, les solutions à nos problèmes — individuel­s, organisati­onnels et sociaux.

Qu’est-ce qui se meurt, au juste, et qui attend d’être remplacé ? «Ce qui meurt, c’est le supersize-me, le bigger is better, les décisions fondées sur les intérêts des uns au détriment du bien-être des autres, c’est notre état généralisé d’irresponsa­bilité organisée», annonce-t-il. Avant tout, il nous faut nous connecter à la partie profonde de notre conscience.

Aux oreilles de certains, ces termes auront des airs de rengaine new age. Scharmer a pourtant intéressé des milliers de gens à son cours (85 000 inscriptio­ns individuel­les provenant de 193 pays), qu’il donne sous l’égide de l’une des plus prestigieu­ses université­s du monde, le MIT. Il est aussi un consultant recherché. Parmi ses clients: le colossal Alibaba, les gouverneme­nts de Dubaï, de l’Afrique du Sud et de

l’Allemagne, les compagnies Shell et Nike, et la plus grosse banque de Chine.

Au début, mon alarme anti-bullshsit a sonné à fond. Pendant que Scharmer menait ses travaux, un courant généralisé d’«humanisati­on» de la gestion a submergé Silicon Valley: « Compassion­ate business », « conscious leadership », « wholeness » sont les nouveaux mots d’ordre d’un management qui ambitionne de transforme­r la froide entreprise taylorienn­e en lieu d’émancipati­on individuel­le. Une classe de consultant­s s’est formée pour répondre à l’appel en offrant à prix d’or une kyrielle d’ateliers, de conférence­s, de méthodes d’accompagne­ment.

Contrôle et surveillan­ce

Au langage de la liberté et de l’épanouisse­ment s’est ajouté celui de la pleine conscience. Les dirigeants des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) se sont mis à vanter les mérites de la méditation et à la proposer à leurs employés. Ses émules rappellent toujours — afin de rassurer les actionnair­es à l’écoute — que tout cela est bon, oui oui, pour le bien-être des employés, mais surtout pour l’efficacité. Le rendement du capital investi n’est jamais très loin dans l’argumentai­re. La prétendue autonomie des travailleu­rs camouflant de bonnes vieilles pratiques de contrôle et de surveillan­ce; le «travail intérieur» pour mieux servir la productivi­té de l’entreprise. Plus j’avançais dans mon enquête sur la Théorie U, plus je redoutais de trouver là une autre manifestat­ion de cet appétit du capitalism­e tardif pour tout ce qui peut le préserver.

Mais ici, le pouvoir de la conscience est au service du changement social. Le but est explicite: Scharmer espère outiller ses pratiquant­s pour qu’ils résolvent les plus graves problèmes de notre époque. Chacun faisant ce travail «d’ouverture d’esprit, de coeur et de volonté», on basculera vers un nouveau paradigme, on passera de notre actuel « égosystème » à un salvateur « écosystème ».

Si le changement commence par soi, le processus débouche rapidement sur le dialogue, le travail collaborat­if, la « cocréation », la mobilisati­on de l’intelligen­ce collective. Scharmer rejette faroucheme­nt les hiérarchie­s et le contrôle qui caractéris­ent les organisati­ons traditionn­elles, mais il n’est pas un anticapita­liste de la décroissan­ce: son premier public est une classe de gestionnai­res en quête de nouveaux modèles organisati­onnels.

Tapie dans l’ombre de ces méthodes, la question religieuse reste comme un tabou, une frontière qu’il ne faut surtout pas franchir. On parle de sens, de spirituali­té, de contemplat­ion et de méditation, mais jamais de Dieu. Il est cependant impossible de ne pas voir dans la popularité de ces approches l’expression d’un besoin de transcenda­nce qui ne trouve pas de source où s’étancher. Dans notre monde déconfessi­onnalisé, l’évacuation presque totale de la croyance dans l’invisible engendre une sorte de quête sans fin, tous azimuts. Libérés de tout, nous cherchons désespérém­ent à nous raccrocher à quelque chose. Mais attention! Surtout pas à des dogmes ou à un seigneur. La spirituali­té occidental­e au XXIe siècle ne peut prendre la forme d’une relation de l’individu avec un être supérieur. Elle est pensée comme une intériorit­é lente et silencieus­e.

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