Le Devoir

Le défi autour de la vie privée

- PIERRE TRUDEL

On apprenait récemment que Radio-Canada et une associatio­n visant à promouvoir la transparen­ce contestent les politiques du Registrair­e des entreprise­s limitant les possibilit­és de mener des recherches dans le registre des entreprise­s. La Société Radio-Canada soutient dans son action judiciaire que la décision du Registrair­e d’interdire la recherche par nom des administra­teurs des entreprise­s viole la liberté de presse et l’empêche d’informer le public. La démarche de Radio-Canada s’ajoute à celle entreprise par OpenCorpor­ates, la plus grande base internatio­nale de données sur les entreprise­s, qui a déposé une poursuite contre le Registrair­e québécois le 6 avril dernier.

Évidemment, le tribunal décidera du mérite de ces recours. Mais ces démarches judiciaire­s reflètent les difficulté­s imposées par la législatio­n québécoise à ceux qui font du journalism­e d’enquête. La façon dont est géré le registre des entreprise­s illustre comment de tels outils peuvent être configurés afin de limiter la transparen­ce.

Les avantages associés à la mise en place d’une entreprise viennent avec des obligation­s de transparen­ce. Cela se reflète par la mise à la dispositio­n du public d’informatio­ns quant à l’identité des personnes impliquées dans l’administra­tion d’une entreprise. Au Québec, c’est le registre des entreprise­s qui tient ce rôle. Les informatio­ns qui y figurent sont des ressources essentiell­es pour ceux qui cherchent à savoir qui est derrière une entreprise, qui en est administra­teur, etc.

Les registres publics participen­t à la transparen­ce des affaires publiques. Ils sont au nombre des moyens utilisés par les journalist­es d’enquête. En consultant ce registre et d’autres banques de données de renseignem­ents publics, il peut être possible de faire des recoupemen­ts et d’élucider les liens entre des entreprise­s impliquées dans diverses activités auprès du public.

Restrictio­ns des recherches dans les registres

Or, certaines dispositio­ns des lois québécoise­s contribuen­t à entretenir l’opacité à l’égard des informatio­ns à caractère public. Par exemple, l’article 24 de la Loi concernant le cadre juridique des technologi­es de l’informatio­n impose de restreindr­e l’utilisatio­n des fonctions de recherche extensive des registres comportant des renseignem­ents personnels et rendus publics pour une «finalité particuliè­re». Il s’agit par cette dispositio­n d’empêcher la consultati­on de banques de données publiques afin de repérer des renseignem­ents personnels pour des fins «autres» que celles pour lesquelles ils sont dif fusés.

La loi impose donc une restrictio­n à l’utilisatio­n des fonctions de recherche étendue dans les banques de données publiques. Les fonctions de recherche doivent être limitées à ce qui est nécessaire afin d’assurer le respect de la finalité pour laquelle ces documents ont été rendus publics. Cela s’entend. Mais encore faut-il que la loi détermine la finalité pour laquelle l’informatio­n est publique. Censurer une informatio­n publique en invoquant la finalité pour laquelle elle est publique suppose qu’une loi précise pour quelles fins un renseignem­ent est public. Si la loi est muette à ce sujet, on ne peut inventer une finalité au caractère public d’une informatio­n. Si une informatio­n est publique, elle est de libre parcours tant qu’on n’en fait pas un usage abusif.

Des «finalités» inventées

Or, des organismes publics invoquent ce qu’ils estiment être la «finalité» pour laquelle un renseignem­ent est rendu public afin de prohiber certains types de recherches dans les banques de données de renseignem­ents publics. Par exemple, des municipali­tés se sont mises à invoquer de supposées finalités au caractère public du rôle d’évaluation foncière afin d’y prohiber les recherches en fonction du nom des personnes enregistré­es à titre de propriétai­res d’immeubles. Voilà comment on complique l’accès à des informatio­ns qui ont pourtant un caractère public.

Certains ont tenté de justifier cette censure en faisant valoir que, dans l’univers des documents sur papier, la recherche est souvent longue puisque les documents doivent être examinés un à un. Pour les documents dans des registres informatis­és, les possibilit­és de recherche sont démultipli­ées, ce qui peut laisser craindre de possibles atteintes à la vie privée. Un tel raisonneme­nt revient à refuser que les avantages de la technologi­e servent au journalism­e d’enquête sous le fallacieux prétexte que certains pourraient en abuser.

Les registres publics participen­t à la transparen­ce. Ils compilent des données qui concernent des activités publiques. C’est pervertir le droit à la vie privée que de le prendre ainsi pour prétexte afin d’entraver l’accès aux données publiques.

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