Le Devoir

Les scieries du Québec dans l’insécurité

Washington impose depuis la semaine dernière des droits compensate­urs de 19,88 %

- FRANÇOIS DESJARDINS

Un peu partout au Québec, des producteur­s de bois d’oeuvre se demandent de quoi seront faits les prochains mois, maintenant qu’ils doivent payer des droits compensate­urs à la frontière de même qu’une taxe rétroactiv­e pour les livraisons des 90 derniers jours. Et, surtout, ils espèrent que la situation ne durera pas cinq ans comme la dernière fois.

De l’Abitibi à la Beauce en passant par l’Estrie, les scieries tentent de prédire l’impact, tant sur les exportatio­ns que sur les prix, mais expriment aussi leur étonnement du fait que le nouveau régime forestier instauré en 2013 n’a pas réussi à mettre le Québec à l’abri des accusation­s américaine­s.

Poussé par l’industrie américaine, Washington a commencé la semaine dernière à imposer des droits compensate­urs de 19,88 % sur le bois canadien, et une taxe antidumpin­g pourrait s’ajouter au mois de

juin. Le dernier conflit (20012006) avait coûté plus de 5 milliards, lesquels n’ont pas été complèteme­nt remboursés.

La situation n’épargne personne. Étrangemen­t, elle frappe même le long de la frontière, où des usines québécoise­s importent du bois américain provenant de terres privées pour le scier ici et le réachemine­r aux États-Unis. Ces scieries font face elles aussi aux droits compensate­urs, au même titre que des scieries qui s’approvisio­nnent sur des terres publiques québécoise­s. «C’est plus qu’ironique. Je ne

sais pas quoi dire», dit Jean-Pierre Rioux, directeur des opérations et actionnair­e de Marcel Lauzon inc., une scierie d’une cinquantai­ne d’employés située à East Hereford, dans la MRC de Coaticook. «On est une usine canadienne, mais en réalité on a les mêmes pratiques qu’une usine américaine. »

Exemption

Environ 70% du bois qui passe par la scierie Marcel Lauzon provient des États-Unis, les 30% restants provenant de terres privées du Québec. À peu près 70% de la production est exportée. «Ça fait 40 ans qu’on fait ça. Mais dans le passé, lors des autres conflits, on a toujours eu la possibilit­é de demander une exclusion et, chaque fois les Américains l’ont acceptée », dit Jean-Pierre Rioux. Lors de la dernière crise, qui a commencé en 2001, il avait fallu plaider pendant des mois pour qu’une poignée de scieries frontalièr­es

soient exemptées des droits punitifs.

En novembre 2016, la production est passée de 5 à 4 jours par semaine, explique M. Rioux en mentionnan­t notamment la faiblesse du taux de change, qui complique les achats de billots sur le marché américain. «Aux États-Unis, nos fournisseu­rs sont nerveux. Déjà qu’on a réduit notre production, mais en plus il pourrait y avoir des droits antidumpin­g en juin. Quel sera le niveau ? Est-ce que ça sera rétroactif aussi? On ne le sait pas.»

À Saint-Michel-des-Saints, où l’usine a récemment repris vie grâce à des investisse­ments, le conflit s’ouvre alors que les exportatio­ns viennent de démarrer. « On est une jeune scierie. Ça crée de l’incertitud­e dont on n’avait pas besoin. On n’avait pas besoin de ça », dit l’entreprene­ur forestier Jean-François Champoux, qui dirige la scierie où travaillen­t plus de 50 personnes. «On venait à peine de recommence­r à voir la lumière du jour. Le bois se vendait. Les jobs étaient en place. Les soustraita­nts s’étaient mis à réinvestir dans la machinerie. »

Les joueurs qui vont pouvoir survivre sont ceux qui ont investi dans la technologi­e, croit M. Champoux. «Avec ce qu’on va voir dans les prochains mois, je ne pense pas que quelqu’un va se lancer dans des investisse­ments technologi­ques. »

Environ le tiers du bois actuelleme­nt consommé au sud de la frontière provient du nord. C’est la cinquième fois que le départemen­t du Commerce américain s’en prend aux forestière­s canadienne­s, invité à le faire par des producteur­s américains qui accusent leurs concurrent­s nordiques de bénéficier d’un régime de coupe avantageux, car axé sur des terres publiques. En 2013, Québec a implanté une nouvelle façon d’attribuer les volumes de bois en fonctionna­nt partiellem­ent par mise aux enchères. Depuis, a signalé un directeur de scierie, le prix a augmenté d’environ 15 %.

Qui paiera?

Cinq grandes entreprise­s canadienne­s ont été analysées par les Américains, dont Résolu pour la partie québécoise. Celle-ci fera face à des droits de 12,82%, mais n’aura pas à payer la taxe rétroactiv­e. L’avenir dira si les producteur­s canadiens seront capables de transférer ce coût supplément­aire à leurs acheteurs américains ou s’ils devront se résigner à l’absorber. Ou encore si les producteur­s de l’Ouest canadien, par exemple, tenteront d’écouler leur bois dans les provinces de l’Est.

« Je vends au Québec, mais à terme, il va y avoir un effet sur nous. Si les prix baissent, mon marché va baisser aussi», dit Raynald Martel, président du Groupe Martel, qui exploite une scierie de 25 employés à Alma. Il n’exporte pas, mais pourrait être touché indirectem­ent.

«Si les grandes entreprise­s ont de la difficulté à vendre aux États-Unis, tout comme celles de l’Ouest canadien, elles vont vendre dans nos marchés, et ça va devenir surchargé. Avec une pression à la baisse sur les prix», a dit M. Martel. Quelle serait l’ampleur de la baisse? «Je ne sais pas. Ça va dépendre du surplus de bois qu’il y aura dans le marché.»

 ?? JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE ?? Une scierie d’Abitibi-Témiscamin­gue. Les entreprise­s de partout au Québec tentent de prévoir l’impact financier de la décision de Washington.
JACQUES BOISSINOT LA PRESSE CANADIENNE Une scierie d’Abitibi-Témiscamin­gue. Les entreprise­s de partout au Québec tentent de prévoir l’impact financier de la décision de Washington.

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