Le Devoir

Philippe B chante l’amour au temps des écrans

La grande nuit vidéo tisse des dialogues amoureux où s’enlacent la réalité et la fiction

- PHILIPPE PAPINEAU

«On fera jouer demain un nouvel épisode. » C’est Philippe B qui chante ces mots en apparence simples sur la pièce Je t’aime, je t’aime, en plein coeur de son cinquième et tout nouvel album La grande nuit vidéo. Des mots simples, mais chargés de sens, à l’image de ces nouvelles chansons où se mélangent le parcours d’un couple et les liens que l’humain tisse entre fiction et réalité.

C’est que les amoureux peuvent bien vivre demain un nouvel épisode de leur chemin commun, chemin que le disque de Philippe B s’efforce d’ailleurs de dépeindre avec tendresse et justesse, des débuts hésitants en passant par le pinacle et aussi les doutes. À moins que ce ne soit plus bêtement l’idée de fermer la télé et de poursuivre l’écoute de sa série favorite le lendemain soir? Et pourquoi pas les deux. C’est qu’ici Philippe B chante l’amour au temps des petits écrans, l’amour au temps de Netflix, quoi.

Non, n’y cherchez pas de références directes à Hannibal, à House of Cards ou à Orange Is the New Black, mais sur ce disque d’une grande beauté; l’auteur-compositeu­r-interprète met le doigt sur quelque chose qui traverse nos vies. Sur ces longs moments que l’on passe ensemble, mais sans se regarder, occupés à regarder parallèlem­ent l’écran.

«Il y a un aspect un peu comique à ça, un peu pathétique aussi peut-être. On peut dire que c’est loser un couple qui fait ça, mais je te challenge de me dire que tu ne te reconnais pas», rigole le musicien. Est-ce là un regard moderne? La télé et le cinéma ne datent pas d’hier… «C’est un truc de tout temps, mais c’est comme si c’était d’autant plus vrai maintenant parce qu’on est dans Netflix, on est vraiment dans cette écoute encore plus en privé. Dans le disque, il y a le dialogue, un contexte domestique, ils regardent la télé, des films et même si c’est pas clair, il y a une espèce de tableau auquel les gens peuvent s’identifier.»

Il pointe la pochette du disque sur la table qui sépare l’artiste du journalist­e. Il y a bien son nom et le titre en lettrage un peu déconstrui­t, mais aussi une photo très floue de lui. En fait, on le présume parce que ça pourrait être n’importe qui. Et c’est ça l’idée. «C’est un peu la volonté de ne pas trop te dire que la toune parle de ça. Et c’est peut-être pas moi, c’est un peu le blur. Dans la chanson, quand je suis en train de dire telle affaire, c’est-tu Philippe Bergeron avec sa blonde qui a vécu ça ou pas? C’est pas important.» C’est peut-être un ami, ou encore une scène du film à la télé.

Fiction

Cette notion de fiction trouve son chemin un peu partout, à différente­s intensités, sur ces 14 nouvelles chansons. Elle vient à Philippe B de la lecture de l’essai L’espèce fabulatric­e de Nancy Huston.

«C’est le dialogue entre les fictions dans lesquelles on se projette, et puis notre vie », résume l’Abitibien qui a récemment réalisé le disque hommage à Richard Desjardins. En fait, il cherchait «un angle» pour encadrer ses chansons «sur les rapports humains». «Parce qu’émotivemen­t, c’est plus ça qui m’interpelle, je peux communique­r de quoi de vibrant et d’universel dans cette grande thématique-là. » S’ajoute donc une notion plus intellectu­elle quoique plutôt transparen­te, pour distinguer ses nouvelles pièces des anciennes.

La grande nuit vidéo est aussi plus systématiq­uement le récit de deux personnes. Un homme, une femme. « Et je voulais être plus serré dans l’écriture, que ce soit des chansons qui ont l’air d’être ensemble, pis qui disent quelque chose ensemble. Mais je ne suis pas allé jusqu’à faire de l’art rock, avec des personnage­s, des noms et des dialogues, un début, un milieu et une fin.»

Les protagonis­tes n’ont pas de nom, mais ils sont réellement en discussion, car on peut entendre à plusieurs reprises les répliques féminines chantées par Laurence Lafond Beaulne, moitié du duo Milk & Bone, qui a entre autres collaboré avec Ariane Moffatt, Les soeurs Boulay et Alex Nevsky.

Sur ce disque d’une grande beauté, Philippe B met le doigt sur quelque chose qui traverse nos vies

«Dans un album de chanson, c’était pour moi une grosse affaire la présence de quelqu’un d’autre, dit Philippe B, frottant la table de sa main ouverte. J’ai fait une chanson, Rouge-gorge, où les paroles se sont écrites d’une façon où soit je modifiais l’écriture complèteme­nt pour pouvoir la chanter seul au complet, soit ça devenait une réponse. Et comme toutes mes ébauches de tounes étaient au “nous”, je me suis dit que je pourrais essayer ça, essayer une affaire que j’avais jamais faite.»

Musique

Voilà bien des mots sur les mots, mais dans nos oreilles, La grande nuit vidéo est aussi, et beaucoup, une grande réussite musicale. Philippe B se fait ici dépouillé à la guitare et au piano, et ailleurs grandiose avec des moments orchestrau­x inspirés.

Dans ses enchaîneme­nts d’accords, dans les arrangemen­ts des chansons plus rythmées, le chanteur reconnaît aller piger délicateme­nt dans la pop, surtout américaine, du début des années 1970. Du «vieux, vieux» Elton John, du Carole King, du Jackson Brown, du Véronique Sanson du côté franco.

«Moi, j’aime la musique “adulte contempora­in” initiale! s’amuse celui qui a été le mentor de Pierre Lapointe à La Voix. Je m’amusais avec ça. Est-ce que je peux aller jusque-là, dans cette couleur un peu easy listening? Ça peut devenir touchant, éveiller un souvenir.»

«La vraie affaire»

Dans les moments orchestrau­x, ils sont 16 musiciens à jouer de concert sur ces instants poignants. «Pour que ça sonne un peu plus comme la vraie affaire», de dire celui qui a fait sa marque avec son disque Variations fantômes, pavé de cordes et de clins d’oeil à la musique classique.

«Mais dans le concept [du disque], les bouts d’orchestre c’est un peu de la musique de film, avoue-t-il. C’est comme si j’avais représenté la vraie vie avec une guitare acoustique, et Hollywood avec les violons. Et on est des fois dans le mélange des deux.» Parce que la réalité, sur Netflix ou non, rattrape parfois la fiction.

LA GRANDE NUIT VIDÉO Philippe B Bonsound (à paraître le 12 mai)

C’est le dialogue entre les fictions dans lesquelles on se projette, et puis notre vie» Philippe B

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ??
PEDRO RUIZ LE DEVOIR
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada