Le Devoir

La quête d’équilibre des régimes de retraite publics

Les grands fonds d’investisse­ment sont aux prises avec un défi majeur : maximiser le rendement dans un contexte difficile tout en travaillan­t sous la lumière des projecteur­s

- FRANÇOIS DESJARDINS

Quand la Caisse de dépôt et placement du Québec achète ses premières actions en 1967, un an après sa création, elle mise sur quatre secteurs, mais veut diversifie­r ses actifs rapidement. Elle mise entre autres 10 millions sur les institutio­ns financière­s, soit 73 millions en dollars d’aujourd’hui. Cinquante ans plus tard, la Caisse, qui gère 271 milliards, et des centaines d’institutio­ns qui font fructifier l’épargne du public figurent parmi les plus puissants vecteurs du marché. Astreints à un devoir fiduciaire, à des objectifs de rendement, mais aussi à une surveillan­ce hors du commun.

À trois reprises depuis deux semaines, la Caisse a dû répondre à des questions sur ses décisions d’investisse­ment. Les deux premiers épisodes ont porté sur les terres agricoles et les énergies fossiles. Le troisième, soulevé à l’Assemblée nationale par des élus incrédules, a porté sur l’usage de paradis fiscaux pour effectuer certains placements. Nous avons profité de l’occasion pour demander à des experts de se pencher sur la question suivante: un gestionnai­re de retraite public est-il soumis à des règles éthiques plus strictes que des gestionnai­res privés?

Cette tension entre les impératifs financiers et les enjeux sociétaux s’est récemment retrouvée au coeur de l’assemblée annuelle du régime ontarien Teachers, dont l’actif atteint 176 milliards. «Il y avait 1000 enseignant­s dans la salle. C’est une grosse affaire», dit Keith Ambachtshe­er, expert en régimes de retraite et professeur auxiliaire en finance à l’école de gestion Rotman de l’Université de Toronto. «Pendant les 45 minutes allouées aux questions, il y avait deux catégories. D’abord, des demandes sur l’éventuel retour de l’indexation de leurs prestation­s à l’inflation, et ensuite, des questions concernant l’investisse­ment responsabl­e. »

Par exemple, un des enseignant­s s’est intéressé au fait que Teachers a investi il y a quelques années dans des compagnies chiliennes spécialisé­es dans l’eau potable, un sujet délicat dans la mesure où l’accès à l’eau a déclenché des manifestat­ions importante­s à Santiago et ailleurs. La direction a dit qu’elle était justement de passage dans la capitale récemment pour discuter de cet enjeu et qu’elle s’en préoccupe.

«Les investisse­urs institutio­nnels sont de plus en plus perçus comme des acteurs sociaux dont on s’attend qu’ils se comportent de manière responsabl­e, en parallèle avec leur devoir fiduciaire », dit Peter Chapman, directeur exécutif de SHARE, qui offre des services de conseil actionnari­al aux investisse­urs institutio­nnels. « Autrement dit, ce devoir fiduciaire n’est pas un passe-droit pour échapper aux normes internatio­nales fondamenta­les sur des questions comme les conditions de travail, les droits de la personne, la protection de l’environnem­ent, etc. »

Tous les grands investisse­urs canadiens, qu’il s’agisse de la Caisse, qui compte une trentaine de déposants, de Teachers, de l’Office d’investisse­ment du Régime de pensions du Canada ou d’autres, ont des politiques d’investisse­ment responsabl­e qui tiennent compte des enjeux sociaux, environnem­entaux et de gouvernanc­e (ESG). Ils sont également signataire­s des Principes pour l’investisse­ment responsabl­e des Nations unies et de certains autres regroupeme­nts.

Visibilité et bénéficiai­res

En raison de leur taille, de leur visibilité, du bassin de bénéficiai­res et de l’appui des gouverneme­nts, dit M. Chapman, les fonds publics « partout dans le monde» ont été des chefs de file. Mais ce n’est pas sans controvers­e. «Ce ne sont pas des situations simples. Sur la question de l’énergie, on se trouve au milieu d’une transition de plusieurs décennies. Ce sont des dossiers d’investisse­ment énormes.» Car d’un côté,

«Tout le monde, au final, est soumis au même test, celui de l’attente raisonnabl­e»

des groupes demandent aux investisse­urs de se défaire de leurs placements dans les combustibl­es fossiles — ce qui jusqu’ici connaît un certain succès — tandis que de l’autre, plusieurs fonds privilégie­nt l’option du dialogue pour inciter les producteur­s pétroliers, par exemple, à améliorer leurs pratiques.

Test en Cour suprême

Un des tournants des dernières années, estime M. Ambachtshe­er, a eu lieu en Cour suprême en 2008 dans la cause opposant BCE, alors dirigée par l’ex-président de la Caisse, Michael Sabia, et les détenteurs d’obligation­s.

À l’époque, BCE est sur le point de passer entre les mains de Teachers et de deux firmes américaine­s. Les détenteurs d’obligation­s de BCE déplorent qu’on s’apprête à émettre de la dette — 30 milliards —, disant que cela va nuire à leur investisse­ment existant. Les juges tranchent: vos droits fondamenta­ux n’ont pas été floués. Ils affirment que BCE n’avait pas à se soucier de l’un ou l’autre des groupes concernés, mais seulement des intérêts supérieurs de l’entreprise. C’est le test du caractère raisonnabl­e.

Cette décision percole dans de multiples sphères, selon M. Ambachtshe­er. «Peu importe qui vous êtes comme organisati­on, que vous soyez un acteur public comme la Caisse, le fonds de retraite de Bell ou un grand investisse­ur privé comme Blackrock… Tout le monde, au final, est soumis au même test, celui de l’attente raisonnabl­e.» Bref, il s’agit de considérer tous les enjeux et de respecter la mission de base. Pour les grands gestionnai­res, dit-il, «ce n’est plus seulement une question de rendement annuel. Le test est plus large, il est devenu sociétal. Faisons-nous du tort à quelque chose qui est important pour la société?»

Forcément, ces questions induisent une tension dans la dynamique qui s’opère entre la nature collective d’un régime d’investisse­ment et la rente individuel­le qui en découlera. «Même si on a une très forte conscience sociale, on est pris entre notre désir d’une planète qui irait mieux pour les génération­s futures et notre propre inquiétude, notre propre vie à nous, nos proches à qui on veut pouvoir laisser quelque chose, dit Marie Langevin, professeur­e en responsabi­lité sociale et environnem­entale à l’UQAM. Cette tension-là est extrêmemen­t forte et ne fait que se renforcer. Ça rend la tâche encore plus difficile, collective­ment dans les institutio­ns, pour réussir à faire plus de place aux critères ESG. Ça nous demande de penser plus loin que nos propres enjeux individuel­s, sur un horizon d’une retraite, d’une vie.»

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Le p.-d.g. de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Michael Sabia

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