Le Devoir

Le plan de Mélanie Joly

La ministre du Patrimoine canadien a des objectifs précis et les mots pour le dire

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Elle s’appelle Mélanie Joly. Elle a eu l’audace effrontée de briguer la mairie de Montréal en 2013. Elle est plutôt ministre du Patrimoine canadien deux ans plus tard, une drôle d’appellatio­n contrôlée qui correspond en fait au titulariat de la culture et des communicat­ions.

Est-elle plus heureuse là, la libérale trentenair­e, à sillonner le monde et son pays-continent plutôt que les arrondisse­ments autour du mont Royal ?

«Je ne peux pas comparer. Le destin a décidé de faire de moi la ministre du Patrimoine canadien et je suis contente de l’être», répond d’entrée de jeu la ministre rencontrée cette semaine en marge du congrès de l’Associatio­n québécoise de la production médiatique (AQPM), à Mont-Tremblant. Tout ce qui compte en production pour la télé, le cinéma ou le Web y était, 300 profession­nels environ.

Quand elle s’était lancée en politique, la chroniqueu­se féministe Judith Lussier avait décrit Mme Joly comme «une professeur­e de cassettes». Elle appartenai­t à la pire caste des bonimenteu­rs, du point de vue des journalist­es, celle des relations publiques. Du genre capable de répondre en souriant: donnez-moi 15 minutes et je vous reviendrai avec le mensonge que vous pourrez présenter comme ma vérité.

Les premiers mois au cabinet n’ont pas vraiment modifié l’impression de casséïte aiguë sur fond d’imprécisio­n. L’an dernier, au même endroit, pour le congrès 2016 de l’AQPM, Mme Joly ânonnait en boucle des phrases creuses sur l’importance de la créativité.

Il fallait donner un peu de temps à l’avocate pour maîtriser les lourds et complexes dossiers. C’est chose faite. Et si Mme la Ministre a répété au dîner d’apparat de l’AQPM ce qu’elle a dit en entrevue préalable au Devoir, personne ne peut plus lui reprocher de ne pas avoir les idées claires, des objectifs précis et les mots pour le dire. La cassette est pour ainsi dire démêlée.

Moderniser le tout

Sa lettre de mandat de novembre 2015 rappelait les promesses électorale­s libérales à réaliser, dont l’augmentati­on des budgets de différente­s agences (ICI Radio-Canada/CBC, le Conseil des arts, Téléfilm), en voie de réalisatio­n. Rapidement, la nouvelle titulaire a compris que le système construit autour des dernières décennies devait être rénové de fond en comble. Elle a donc lancé un vaste chantier, sans limites ni contrainte­s.

«Je me suis vite rendu compte qu’il fallait moderniser le tout, qu’il fallait tout mettre sur la table, mais qu’il fallait commencer par entendre ce que les gens avaient à dire, raconte-t-elle attablée au fond d’un bar générique. C’est ce que nous avons fait avec les consultati­ons l’an passé. Maintenant, il faut se demander quelle est notre vision et comment nous allons développer notre nouvelle politique publique. »

Le député Pierre Nantel, du Nouveau Parti démocratiq­ue, critiquait la présumée lenteur du processus dans nos pages cette semaine. Mélanie Joly réplique que 50 000 personnes ont participé aux consultati­ons publiques sur la culture, ce qui en fait une des plus courues des dernières années avec celles sur la défense et la sécurité nationales.

«Je suis allée au-delà de ma lettre de mandat parce que nous n’avons pas repensé la plupart de nos leviers depuis trente ans : tout le système date d’avant Internet, et c’est évident que nous devons bien faire les choses. Nous avons mené des consultati­ons auprès du public, organisé des discussion­s avec les profession­nels. »

L’extraterri­torialité

La numérisati­on devient la clé de voûte de cette reconstruc­tion. Normal, la culture, comme à peu près tout le reste, y compris la politique, passe à la moulinette digitale. Seulement, à la longue, Mme Joly et ses conseiller­s ont pris conscience de la difficulté de harnacher la révolution en marche.

Comment un gouverneme­nt, même supranatio­nal, peut-il discipline­r les nouveaux géants numériques? Pourquoi, par exemple, ne pas forcer Netflix et d’autres services en ligne à contribuer, comme les câblodistr­ibuteurs, au système canadien de soutien à la production des écrans nationaux?

La ministre du Patrimoine répond franchemen­t que cette option demeure illusoire. Même les pays européens réputés plus interventi­onnistes à cet égard n’y arrivent pas encore, n’y arriveront peut-être jamais.

«Les États qui ont des lois visant directemen­t les plateforme­s numériques font face à des enjeux d’extraterri­torialité et donc de mise en oeuvre de leurs lois, dit-elle. La France a essayé de procéder de la sorte. L’Allemagne aussi. La discussion se déplace au niveau de l’Union européenne. Mais on n’est pas encore dans l’imposition de ce genre de directive. Ça prend du temps. Et au même moment, les changement­s technologi­ques vont extrêmemen­t vite, et la pénétratio­n des plateforme­s numériques s’accélère.»

Elle cite comme exemple la France, qui a passé en 2013 un accord de quelque 90 millions de dollars avec Google pour aider les médias dans la transition numérique de la presse d’informatio­n.

«Je crois que nous pouvons arriver à des ententes qui seront importante­s et qui auront des retombées positives. […] Moi, je cherche de l’efficacité et de l’impact. J’ai donc décidé de favoriser une approche impliquant des ententes avec le milieu des plateforme­s numériques.»

De la diversité

Elle était en Californie en avril pour rencontrer des dirigeants de Google et de Netflix. La stratégie mise maintenant sur la notion de diversité culturelle, un principe qui vaut en culture comme en communicat­ion, pour les arts comme pour l’informatio­n, assure-t-elle.

«J’en appelle à leur responsabi­lité en tant qu’entreprise­s pour s’assurer de soutenir le contenu national et sa promotion par l’entremise de la découvrabi­lité sur leurs plateforme­s, dit la ministre. Je m’appuie sur la notion de la diversité culturelle développée par l’UNESCO. Je vais m’assurer de présenter ce principe aux plateforme­s, et en même temps je vais continuer les discussion­s avec les autres États, la France, l’Allemagne, l’Union européenne. Je fais les deux.»

Elle assure d’ailleurs que, si un partenaire commercial tentait d’inclure la culture dans un accord de libre-échange, nouveau ou revu et corrigé, elle et le fédéral veilleraie­nt au grain. Monique Simard, patronne de la Société de développem­ent des entreprise­s culturelle­s, s’inquiétait récemment dans Le Devoir du fait que les milieux culturels et politiques canadiens ne paniquent pas devant les dangers non protection­nistes. Après tout, les États-Unis songent à rouvrir l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), et ils devraient logiquemen­t avoir des demandes sur tout le numérique.

«Il n’y a pas de négociatio­n en cours pour l’ALENA, commente la ministre. Dans l’éventualit­é où le traité serait renégocié, on serait prêts. Et on va s’assurer de faire respecter l’exemption culturelle, parce que c’est une priorité pour notre gouverneme­nt. » Elle a été applaudie par les congressis­tes de l’AQPM quand elle leur a répété cet engagement.

La ministre promet que sa «vision» sera dévoilée d’ici la fin de l’année. Les différente­s réformes législativ­es suivront, y compris deux nouveaux «gros morceaux» ajoutés depuis, soit la Loi sur les télécommun­ications et celle sur le droit d’auteur. Elle refuse toujours de s’avancer sur la création d’une superagenc­e des images qui fusionnera­it différente­s instances, dont Téléfilm Canada et le Fond canadiens des médias.

«Nous travaillon­s sur la grande vision, répète Mélanie Joly. Par la suite, je vais lancer des réformes et je vais le faire de concert avec l’industrie. Il n’y a pas lieu de conjecture­r sur aucun scénario présenteme­nt. »

La ministre promet que sa «vision» sera dévoilée d’ici la fin de l’année

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? «Je suis allée au-delà de ma lettre de mandat», affirme la ministre libérale en réponse aux critiques sur les consultati­ons publiques qu’elle mène.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR «Je suis allée au-delà de ma lettre de mandat», affirme la ministre libérale en réponse aux critiques sur les consultati­ons publiques qu’elle mène.

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