Le Devoir

Une bonne santé mentale pour satisfaire aux normes de la société ?

- ROBERT THÉORET Ancien responsabl­e de l’action politique au Regroupeme­nt des ressources alternativ­es en santé mentale du Québec ÉTIENNE BOUDOU-LAFORCE Intervenan­t social

La Semaine nationale de la santé mentale prend fin le 7 mai, et la population fut à nouveau sensibilis­ée sur l’importance de «cultiver» sa santé mentale. Le Mouvement santé mentale Québec et d’autres organismes ont ainsi invité les Québécois à prendre soin de leur hygiène mentale, notamment par «des astuces pour se recharger » (l’image évoquant une pile qui se recharge). Si la démarche est bien intentionn­ée, elle effleure un enjeu fondamenta­l d’où prennent racine de nombreux paradigmes et politiques ayant cours dans le monde occidental, soit la conception de la «santé mentale» elle-même; la définition de la santé mentale et ce qu’elle implique plus largement.

L’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) définit ainsi la santé mentale: «Une personne en bonne santé mentale est une personne capable de s’adapter aux diverses situations de la vie, faites de frustratio­ns et de joies, de moments difficiles à traverser ou de problèmes à résoudre. Une personne en bonne santé mentale est donc quelqu’un qui se sent suffisamme­nt en confiance pour s’adapter à une situation à laquelle elle ne peut rien changer.» C’est à partir de cet énoncé que s’articulent aujourd’hui l’ensemble des politiques gouverneme­ntales en santé mentale, tant pour le volet curatif que le volet préventif. Cette définition de la santé mentale peut apparaître neutre au premier abord, dénuée de toute intention normative ou subversive, sauf que les mots ont un sens.

Se pourrait-il que cette vision du rapport intime entre l’individu et la société serve à légitimer un certain ordre du monde que, bon an, mal an, nous n’ayons d’autre choix que d’accepter? La formule «s’adapter à une situation à laquelle elle [l’individu] ne peut rien changer» est en ce sens révélatric­e. Comme s’il fallait accepter le sort qui en serait jeté, en pleine conscience et avec le sourire! Se pourrait-il que, sous une apparence de neutralité, cette définition camoufle une norme sociale présentée comme universell­e et sans appel? «Que penser des personnes qui ne s’adaptent pas à une situation à laquelle elles ne peuvent rien changer, qui refusent de s’adapter, voire qui concourent à changer la situation? Dans cette définition normative, les révolution­naires peuvent aisément être considérés comme porteurs de problèmes de santé mentale, disqualifi­ant par là les luttes sociales au profit d’une vision du monde réactionna­ire et aseptisée», de soutenir le psychiatre Mathieu Bellahsen.

Modèle économique

Depuis plus d’un quart de siècle, le discours néolibéral s’est frayé un chemin dans toutes les sphères de la société, y compris dans le domaine des pratiques en santé mentale. Concurrenc­e, performanc­e, productivi­té, responsabi­lité, adaptabili­té sont devenues les conditions gagnantes du bien-être individuel et collectif. Il ne semble pas exister d’autres valeurs que celles-là. Et les conséquenc­es de ces valeursdik­tats sont pernicieus­es, venant banaliser les rapports de pouvoir qui traversent et orientent la société. Aujourd’hui, lorsqu’il est question de santé mentale, c’est moins la santé de la population qui est visée que la santé du modèle économique et social néolibéral. Que l’OMS et l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE) demandent aux gouverneme­nts de faire de la santé mentale une priorité n’est de la sorte pas plus étonnant qu’inquiétant. En effet, les coûts associés au stress au travail, à la dépression, constituen­t des « millions» de motifs pour faire de la santé mentale une priorité.

Dans un tel contexte, il y a lieu de remettre en question certaines finalités du plan d’action en santé mentale 2015-2020 du gouverneme­nt provincial. Des orientatio­ns aussi louables que la lutte contre la stigmatisa­tion, l’intégratio­n et le soutien en emploi et aux études ou la constructi­on d’une pleine citoyennet­é ne seraient-elles pas «des processus de normalisat­ion visant à transforme­r le rapport des individus, des groupes et de la société dans le sens d’une adaptation à une économie concurrent­ielle vécue comme naturelle», pour citer M. Bellahsen ? Cette réflexion est d’autant plus légitime que d’autres politiques gouverneme­ntales (compressio­ns budgétaire­s, réduction des services publics, réforme de l’aide sociale, etc.) concourent à fragiliser le filet social.

Le champ de la prévention se nourrit aussi du langage et des valeurs néolibéral­es ambiantes. Fragilité, facteurs de risques, saines et mauvaises habitudes de vie sont des termes renvoyant à une conception souhaitée — sinon imaginaire — de la normalité et de la responsabi­lité. Se peut-il alors que prévoir, classer, gérer et normaliser les comporteme­nts individuel­s avec le contexte social dans une perspectiv­e d’adaptation servent à minimiser l’importance d’agir globalemen­t sur les déterminan­ts sociaux, contribuan­t ainsi à dépolitise­r et à délégitime­r les luttes collective­s contre les inégalités et les injustices sociales ? La société n’est alors plus considérée comme une collectivi­té de citoyens solidaires, mais plutôt comme un amalgame — une somme — d’individus en compétitio­n les uns contre les autres dans la quête du bien-être. De la sorte, l’idée de bienêtre individuel et de «bonne» santé mentale peut apparaître comme une mesure de la soumission au modèle néolibéral, venant ainsi célébrer la satisfacti­on aux normes d’une société à la dérive.

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