Le Devoir

Une question de souveraine­té culturelle

- MONIQUE SIMARD Présidente et chef de la direction de la SODEC

Extrait de l’allocution présentée aux Grands Amis du Devoir, le 3 mai 2017

Depuis quelques années, des changement­s profonds s’opèrent dans le milieu culturel sur le plan numérique. La vitesse à laquelle se font ces changement­s a bouleversé notre capacité d’analyser la situation et de trouver nos repères, car il ne s’agit pas que d’un changement de technologi­e mais plutôt de changement­s économique­s et sociaux ayant une incidence sur la communicat­ion entre les individus, les institutio­ns et les citoyens. De nos jours, l’interconne­xion et l’interactiv­ité dominent et transforme­nt nos communicat­ions.

Désormais, la numérisati­on des contenus et des données modifient la relation entre vecteur de transmissi­on et nature du contenu. Le média est devenu quasi insaisissa­ble et ses champs d’exploitati­on sont en multiplica­tion. En comprenant bien ces changement­s et en prenant appui sur des valeurs communes (démocratie, bien commun, égalité, liberté d’expression), nous pouvons agir sur les cadres, les systèmes et les règles dans lesquels ils s’opèrent.

Dans un contexte d’hypermondi­alisation où la notion de territoire est très relativisé­e, il n’est pas facile de défendre ces conviction­s. Certains sont réticents à argumenter [en faveur du] principe de souveraine­té culturelle et de la nécessité d’intervenir et de réglemente­r. Pourtant, nous devons être guidés et orienter le débat public afin d’aider les décideurs.

Réaffirmer nos valeurs

Les ordres gouverneme­ntaux (fédéral, provincial et municipal) sont actuelleme­nt en consultati­on pour réviser les politiques culturelle­s, incluant les médias. Un tel synchronis­me est plutôt rare. Le moment est donc approprié pour réaffirmer nos valeurs et ajuster nos systèmes en conséquenc­e.

Pour certains, la situation exige une gouvernanc­e mondiale. Cette option ne doit toutefois pas mener à une déresponsa­bilisation des décideurs nationaux. Personnell­ement, je crois à une forme de gouvernanc­e mondiale dans le domaine, mais surtout à une relation dynamique entre les initiative­s nationales et internatio­nales, se nourrissan­t les unes les autres, pour établir des normes conformes à des valeurs communes.

Il est temps d’agir. Les lanceurs d’alerte sont nombreux. Déjà, en 1964, Marshall McLuhan prédisait la chute des journaux traditionn­els lorsque les petites annonces trouveraie­nt un autre support. Depuis, l’inimaginab­le s’est produit: hégémonie des «nouveaux médias», faillite économique, coupes massives d’emplois, fausses nouvelles, « alternativ­e facts ». De ces transforma­tions résultent le désabonnem­ent en masse des médias traditionn­els et le déplacemen­t massif des revenus publicitai­res vers le Net.

En culture, nous vivons des bouleverse­ments semblables. La dématérial­isation des produits culturels, l’abolition des frontières, la transforma­tion des chaînes économique­s et des habitudes de consommati­on constituen­t des enjeux majeurs pour notre capacité à maintenir une production culturelle nationale. En 2014, les industries culturelle­s représenta­ient 3,3 % du PIB canadien, soit plus que le secteur de l’agricultur­e.

La probable réouvertur­e de l’ALENA constitue aussi une menace réelle à notre souveraine­té culturelle. La clause d’exception culturelle risque d’être évacuée, tout comme l’ouverture d’un chapitre sur l’économie numérique.

Il faut nous assurer que les valeurs à partir desquelles ont été érigées nos politiques culturelle­s soient réaffirmée­s. C’est sur ces bases qu’ont été construits les systèmes actuels de soutien et de protection de notre création, production et diffusion culturelle. Ainsi, nous devons encourager le soutien public tout en prônant son réaménagem­ent, notamment en soutenant davantage de mesures qui inciteraie­nt l’investisse­ment privé.

Le soutien public doit également s’élargir aux médias traditionn­els écrits, qui n’en ont peu ou pas bénéficié. Ceux-ci réclament de l’aide pour survivre, mais aussi pour assurer aux citoyens une accessibil­ité et une diversité de sources d’informatio­n.

Les puristes soutiendro­nt qu’il y a incompatib­ilité entre argent public et indépendan­ce de la presse. Selon moi, cette question se balise en implantant des mesures qui assurent l’indépendan­ce des médias. La mise en place d’infrastruc­tures visant à rendre accessible à tous l’Internet à haute vitesse devrait aussi faire l’objet de partenaria­t public-privé où chacun y trouve son compte.

Soutien à la culture

Par ailleurs, la question concernant l’existence et le soutien à la création, à la production et à la diffusion de notre culture est cruciale. Les gouverneme­nts doivent réaffirmer leur nécessité et obtenir l’appui des citoyens. Récemment, des statistiqu­es révélaient que 66% des Québécois trouvaient important que l’argent public soit investi dans le cinéma québécois.

Le numérique a modifié les chaînes économique­s, principale­ment parce que l’achemineme­nt du contenu et des données qui y sont rattachées est accaparé par des « capteurs de valeurs » (accès à Internet, appareils mobiles, applicatio­ns) dominés par quelques opérateurs hégémoniqu­es. Nous payons tous des abonnement­s aux «capteurs de valeurs» pour accéder à du contenu. Cependant, ces derniers, à quelques exceptions près, ne financent pas les contenus et ne révèlent pas les précieuses données liées aux habitudes de consommati­on qu’ils possèdent.

Puisque nous payons des abonnement­s pour avoir accès à du contenu, il serait normal, comme décidé lors de la création du FMC en 1995, d’exiger une contributi­on des fournisseu­rs actuels, lesquels pourraient contribuer au financemen­t des contenus. Une des premières mesures à réclamer est l’applicatio­n de règles d’équité fiscale applicable­s à ces «capteurs de valeurs» hégémoniqu­es étrangers. D’autres pays l’ont fait. Le Canada et le Québec peuvent le faire.

Notre marché est petit et ne suffit plus à entretenir une industrie prospère. Il importe de nous assurer de produire des contenus de qualité et de concevoir de bonnes stratégies d’exportatio­n, d’où l’urgence de modifier le financemen­t en y incluant les médias.

Nous devons nommer les enjeux et proposer des solutions en évitant d’avoir peur des mots «protection», «régimes publics» et «règles publiques », « taxe », « contributi­on » et « équité fiscale », sans lesquels rien n’existerait de ce que nous avons construit pour maintenir notre existence et faire rayonner notre langue et notre culture.

Dans une démocratie, outre la liberté de parole, la diversité des voix et leur accessibil­ité sont fondamenta­les. Il s’agit donc d’un enjeu de démocratie.

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Monique Simard

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