Faire ce que doit, encore aujourd’hui
Extrait d’une allocution prononcée lors de la remise des prix du Devoir de la presse étudiante par les Amis du Devoir et
Comme journalistes, nous venons de vivre une année trouble, déstabilisante. Nous avons perdu de notre candeur. Des journalistes de plusieurs médias au Québec ont été surveillés et épiés dans leur vie privée par des policiers, certains pendant des années.
Le mensonge ou l’art du mensonge sont devenus réalité, et pas par n’importe qui: par un candidat à la présidence des États-Unis, devenu président. Nous avons appris qu’il existe désormais des faits alternatifs et que nous vivons dans une ère de post-vérité.
Déjà que le modèle d’affaires des médias était brisé, et que la presse écrite est plus sévèrement touchée... Selon un rapport récent du Forum des politiques publiques sur la crise des médias au Canada, 225 hebdomadaires et 27 quotidiens au pays ont disparu depuis 7 ans. Google et Facebook empochent à peu près tous les revenus publicitaires. La bataille est inégale contre ces géants. La tempête frappe fort.
Mais, malgré tous ces bouleversements, les fondements du journalisme sont restés les mêmes. Encore aujourd’hui, on choisit le journalisme parce qu’on croit à la notion de service public. On ne peut exercer ce métier sans la conscience profonde de cette mission.
Voici pourquoi j’ai choisi «Faire ce que doit, encore aujourd’hui» comme titre de ma conférence.
Il y a un rappel évident à la devise d’Henri Bourassa, «Fais ce que dois». C’est plus qu’un clin d’oeil. Je souscris totalement à cette notion qu’un média d’information doit servir le bien commun. Et c’est encore et toujours au coeur de la mission du Devoir.
Le Devoir propose un regard approfondi sur les enjeux sociaux, culturels et économiques de la société québécoise. Il participe au débat d’idées et favorise une pluralité de voix. Il s’inscrit dans la société d’aujourd’hui et il doit aider le citoyen à mieux comprendre notre monde, notre société, nos voisins.
Notre raison d’être est de garantir une information libre de toute influence, crédible et fiable. Et j’estime que c’est plus important que jamais.
Le monde de l’information est de plus en plus éclaté, et il est devenu, au cours de la dernière année, une mer agitée de demi-vérités et de fausses nouvelles.
Sur la grande Toile, tout le monde peut publier une opinion, tenir un blogue, créer un site Web, publier un statut sur Facebook et même annoncer sur Twitter qu’on signe un nouveau décret, transmettre de fausses informations, déformer les faits jusqu’à inventer de toutes pièces une histoire. Tout cela est à la portée de tous.
Des médias sérieux
C’est pour cette raison qu’on a besoin de médias sérieux, de journalistes rigoureux, obsédés par l’exactitude des faits.
Je viens d’une école très orthodoxe du journalisme, et j’aime bien répéter que l’exactitude des faits en est la pierre angulaire. On se doit de les vérifier et de les contre-vérifier avec application jusqu’à l’obstination. La crédibilité et la réputation d’un média reposent encore et avant tout sur sa rigueur.
La diffusion de l’information s’est accélérée depuis les cinq dernières années. Les chaînes d’information en continu avaient déjà bousculé les habitudes des journalistes et les réseaux sociaux ont eu encore plus d’impact sur le paysage médiatique.
Nous n’avons jamais eu accès à autant de sources diverses d’information, mais sommesnous mieux informés? Les algorithmes des réseaux sociaux comme Facebook créent un effet de bulle qui nous conforte dans nos valeurs et dans nos opinions. Le citoyen qui ne s’informe que par les réseaux sociaux s’expose beaucoup moins à des propos divergents. Mais il est essentiel pour mesurer l’évolution d’une société de connaître tous les points de vue sur un sujet donné.
Lors des dernières élections britanniques et américaines, les réseaux sociaux et en particulier Facebook ont été accusés d’avoir laissé se propager de fausses nouvelles. Facebook a finalement reconnu que sa plateforme avait servi à manipuler l’opinion publique. Seulement durant la présidentielle française, Facebook a dû suspendre 30 000 comptes.
Ces dérives du monde de la communication nous amènent à nous demander si notre rapport à la vérité n’est pas en train de basculer.
L’ère de la post-vérité ne résulte pas seulement de la crise de confiance et du cynisme des citoyens à l’endroit des politiciens, mais bien aussi à l’égard des institutions. Et les médias font partie de ces institutions.
Un sondage Gallup en septembre dernier indiquait que seulement 32% des Américains font confiance aux médias, alors qu’ils étaient 72 % en 1976. Cela s’explique largement, selon Gallup, par le journalisme d’enquête entourant la guerre du Vietnam et le Watergate.
Au Canada, cette perte de confiance envers les médias est moins marquée. Selon le baromètre de la confiance Edelman, un sondage international effectué chaque année, la confiance à l’endroit des médias a décliné de 10 points en un an au pays.
Le devoir de s’interroger
Les citoyens sont critiques à l’endroit des médias et c’est tant mieux. Nous avons aussi le devoir de nous interroger sur nos pratiques.
La quasi-obligation de l’immédiateté de la nouvelle comporte des pièges et peut nous entraîner à commettre des erreurs.
La couverture des élections américaines et britanniques nous fait aussi réfléchir collectivement. Plusieurs observateurs ont reproché aux médias d’être déconnectés de la réalité des citoyens qui vivent loin des centres urbains et de ne pas se préoccuper suffisamment des enjeux qui les touchent.
Difficile d’évaluer, par exemple, si Bernard Gauthier dit « Rambo » a une base véritable d’appuis dans les régions si on ne va pas vérifier sur place, sur la Côte-Nord et ailleurs au Québec, pour valider si son discours a une véritable portée. On ne peut obtenir cette information en se limitant à couvrir sa conférence de presse à Québec ou à lire ses statuts sur Facebook.
Pour rétablir la confiance et lutter contre la désinformation, plusieurs médias, parmi les plus sérieux, déploient des ressources importantes en enquête journalistique et sur la vérification des faits.
De mon point de vue, le citoyen a aussi un rôle à jouer. Il doit être critique, vigilant et remonter à la source des infos pour s’assurer qu’elles sont valides et fiables.
D’ailleurs, à la suite de l’électrochoc de l’élection de Donald Trump et de la multiplication des contre-vérités, de nombreux lecteurs ont senti le besoin de retourner vers des sources d’informations crédibles. Plusieurs quotidiens ont vu leurs abonnements bondir de façon substantielle.
Est-ce un retour du balancier? Souhaitons-le. Mais attention, cette révolution du numérique est tout aussi exaltante qu’inquiétante. Jamais il n’a été aussi facile d’avoir accès au monde, d’un simple clic. Au début de ma carrière de journaliste, Internet n’existait pas. Je ne retournerais pas en arrière. Je trouve le contexte actuel extrêmement stimulant, même s’il est difficile et complexe. Comme plusieurs médias, Le Devoir est en pleine transformation. Nous mettons en place toutes les stratégies nécessaires pour rejoindre nos lecteurs sur toutes les plateformes, du papier à l’écran et partout où ils se trouvent. Pour nous réinventer sans renier notre identité.