Le Devoir

Denise Filiatraul­t s’attelle à la comédie des préjugés

La superprodu­ction Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? passe à la scène, à la québécoise

- MARIE LABRECQUE Collaborat­rice Le Devoir

Les scénariste­s français Philippe De Chauveron et Guy Laurent auraient écrit Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu? en réaction à la montée électorale du Front national. Disons que le contexte sociopolit­ique ne s’est guère amélioré, alors qu’on s’apprête à créer une version théâtrale du film datant de 2014… Cette comédie qui brasse les stéréotype­s a connu un énorme succès dans l’Hexagone, en dépeignant une famille pure souche — devenue ici des Lavallois aux racines saguenéenn­es — aux prises avec la nouvelle réalité multiethni­que, en la personne de trois beaux-fils d’origines et de confession­s diverses. Avec toutes les tensions et les résistance­s que cette pluralité engendre.

Deux ans après le succès d’Intouchabl­es, François Rozon a proposé au Théâtre du Rideau vert cette autre adaptation. Avec sa franchise coutumière, la directrice artistique Denise Filiatraul­t avoue qu’elle n’a pas aimé le film. «Je trouvais l’idée extraordin­aire. Mais pour le reste, j’estimais que le film était sans profondeur, plate, et je n’avais pas envie de monter ça. Mais Céline [Marcotte, la directrice générale] le voulait tellement.» Au final, c’est la version québécoise qui l’a séduite. «Le petit Reichenbac­h, qui a bien du talent, en a fait un scénario plus drôle, plus punché .»

La metteure en scène estime aussi important de parler de ce sujet. Elle pense que plusieurs devraient se reconnaîtr­e dans ce spectacle qui tournera à travers le Québec. Et espère «que les gens réalisent ce qu’ils sont, qu’ils se posent des questions. À savoir: “oh non, moi je ne suis pas raciste”. Ce n’est pas la majorité, mais beaucoup le sont.»

Outre l’inévitable réécriture qu’exige la passation du septième art à la scène, le « petit » Reichenbac­h, Emmanuel de son prénom, a aussi dû adapter le récit au contexte local. Un travail qu’il avait déjà accompli avec Intouchabl­es, mais qui s’est avéré un peu plus compliqué. «Les classes sociales sont un peu plus divisées en France. C’est plus tranché. Donc, il fallait trouver des équivalent­s. La transposit­ion a exigé davantage de gymnastiqu­e parce que le sujet est politique, culturel. »

Le rapport à l’autre serait-il moins tendu ici? L’auteur hésite. «Je ne suis pas un expert, mais je pense que les problèmes de tensions sociales avec l’immigratio­n

«Comme

dans un Molière, des jeunes aux idées progressis­tes entrent en conflit avec des parents grincheux qui entretienn­ent des préjugés Emmanuel Reichenbac­h

sont peut-être plus vifs en France. Ceci posé, ces problémati­ques d’ouverture ou de fermeture à l’autre sont plus actuelles que jamais. Et le film parle avant tout des stéréotype­s, des préjugés qu’on entretient les uns envers les autres. Tout le monde en prend pour son rhume. Ce que j’essaie de garder dans l’adaptation, et qui fait que le récit fonctionne, c’est que chaque groupe a ses préjugés sur les autres. Et ce n’était pas un problème de transposer cette question des préjugés; ça existe au Québec comme partout.»

Selon le dramaturge, cette accumulati­on permet de désamorcer les gros clichés ethniques ou culturels que les personnage­s se jettent mutuelleme­nt à la figure. L’humour fait aussi ressortir le ridicule de ces stéréotype­s. «On voit les conséquenc­es désastreus­es qu’entraîne la bêtise de ces préjugés. »

Les pères font la paire

Dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, l’intoléranc­e provient surtout du côté paternel. Le récit repose sur des mécanismes comiques classiques. « Comme dans un Molière, des jeunes aux idées progressis­tes entrent en conflit avec des parents grincheux qui entretienn­ent des préjugés. » En traversant l’Atlantique, le père réactionna­ire, un catholique conservate­ur, est devenu un nationalis­te québécois. « Ça ne sous-entend absolument pas qu’être nationalis­te est synonyme de fermeture, tient à préciser l’adaptateur. Il faut faire la part des choses: c’est un personnage spécifique, pas une métaphore. » Il ajoute que, devant cette pièce, tous doivent faire preuve « d’un peu d’autodérisi­on ».

Quant au papa africain, il se révèle aussi raciste que sa contrepart­ie québécoise. Dans le texte, le racisme est ramené à une problémati­que individuel­le, et donc universell­e. Même si, reconnaît l’auteur, on ne peut pas renvoyer dos à dos toutes les intoléranc­es, sans tenir compte, notamment, du passé colonialis­te subi par l’un…

Distributi­on diverse

Autour de Rémy Girard et Micheline Bernard, la pièce rassemble une distributi­on multiethni­que, dont plusieurs nouveaux visages au Rideau vert: Widemir Normil, Ariel Ifergan, Albert Kwan, Iannicko N’Doua… Denise Filiatraul­t a recruté des interprète­s noirs et d’ascendance juive et chinoise. Mais elle a finalement engagé un comédien de souche, Vincent Fafard, pour camper le gendre arabe. «Les deux ou trois acteurs que j’ai auditionné­s — attention, il en existe peut-être d’autres, mais je parle de ceux qui se sont présentés — n’étaient pas prêts à jouer ce rôle. Ils manquaient ou d’humour ou de métier.»

Pour justifier l’homogénéit­é sur nos scènes, on invoque souvent cette difficulté de casting. « C’est sûr que ce n’est pas si facile. Ceux qui auraient peut-être tout ce qu’il faut pour jouer le rôle ne se présentent pas, ou alors les producteur­s ne savent pas comment les trouver. Ou leurs agents ne s’en occupent pas assez pour nous les proposer.»

Deux ans après la controvers­e du blackface, la directrice du vénérable théâtre persiste et signe dans sa résolution de ne tout simplement plus caricature­r de personnali­té noire dans sa revue humoristiq­ue annuelle: «Le Rideau vert n’a pas les moyens d’engager un acteur noir pour un gag de 15 secondes.» Elle en fait toutefois un cas particulie­r (pour la diversité, on pense notamment aux spectacles montés par Michel Monty) et professe son ouverture. « Moi, je suis excessivem­ent ouverte parce que jeune, quand j’étais en France, c’était tellement compliqué : ah la Canadienne, ah l’accent ! [elle imite celui de Paris.] J’ai tellement souffert de ça qu’aussitôt qu’un étranger arrive, moi je saute dessus si je peux l’engager!»

QU’EST-CE QU’ON A FAIT AU BON DIEU ? D’après le film écrit par Philippe De Chauveron et Guy Laurent. Adaptation : Emmanuel Reichenbac­h. Mise en scène: Denise Filiatraul­t. Une coproducti­on Encore Spectacle et 9207-7569 Québec inc. Du 9 mai au 10 juin, au Théâtre du Rideau vert. À Brossard, les 7, 8, 14, 15 juillet, puis à la salle André-Mathieu, à Laval, du 8 au 19 août.

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 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Autour de Rémy Girard et Micheline Bernard, la pièce rassemble une distributi­on multiethni­que, dont plusieurs nouveaux visages au Théâtre du Rideau vert.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Autour de Rémy Girard et Micheline Bernard, la pièce rassemble une distributi­on multiethni­que, dont plusieurs nouveaux visages au Théâtre du Rideau vert.

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