La course du rat et de la «rate»
Dans la pièce de l’Américain David Mamet créée à Londres en 1983 (prix Pulitzer mérité) comme dans l’adaptation au cinéma de James Foley, une course du rat d’agents immobiliers pour conserver leurs postes menacés se déroulait entre hommes. Ce sport violent réclamait le port du casque et une musculature de gladiateurs, faut croire. Âmes féminines sensibles, s’abstenir.
Glengarry Glen Ross, du nom de deux entreprises immobilières où David Mamet a déjà travaillé, éclaire de féroces rapports de pouvoir au sein d’une boîte en difficulté. Toute considération éthique étant balayée comme nulle et non avenue, y règne la loi de la jungle, avec ses dominants, ses dominés, qui changent parfois de camps au fil des trahisons.
Le dramaturge y a croqué la vanité masculine sur ses ergots, toutes griffes dehors. Mâles alpha, bêta ou oméga jouant de bassesse, de vol et de manipulation perverse pour garder les pieds dans l’arène. Le perdant du système, balbutiant sa misère, se verra sacrifié sur l’autel de la grande pyramide. Pas de quartier et au suivant!
Alors, en apprenant que Brigitte Poupart avait offert les rôles de cette pièce pur macho à des femmes pour sa mise en scène à l’Usine C, on s’est gratté la tête. Est-ce que ça fonctionnera tout de même? s’est-on demandé. Eh bien, oui.
Chose certaine, Mamet, en mettant au monde Glengarry Glen Ross il y a 34 ans, n’aurait pu envisager pareille distribution. Faut dire que le milieu du travail à ces niveaux de performance demeurait surtout viril. Et puis, le mythe de la délicatesse féminine avait la vie dure, qui couvrait le panorama de chichis rose bonbon.
Si les femmes ne sont pas toutes des salopes en crêpage de chignons, les tigresses et les hyènes abondent dans nos jungles. Ainsi va la vie !
Les Lady Macbeth de l’ombre
Sur les planches de l’Usine C, non seulement des Lady Macbeth de tous âges, alliées par opportunisme avant de se planter des couteaux dans le dos, sont crédibles, mais elles arborent des airs familiers. On reconnaît l’une ou l’autre, croisées au long de son chemin. — Tiens, celle-ci ressemble à une telle, si brutale sous son air ingénu! Et celle-là à telle autre, qui courbe l’échine avant de mordre.
Seul un des personnages, à la nervosité de petit mec brutal, paraît trop macho pour le changement de sexe. Les autres, même la poulette au coeur dur jouée par Marilyn Castonguay, mais surtout l’ancienne championne du groupe qui évoque à la ronde ses prouesses d’antan, campée magistralement par Micheline Lanctôt, sont criantes de réalisme.
Rien de jojo dans le portrait de groupe. Déprimant, pour
Brigitte Poupart n’a mis que des femmes en scène, mais la mixité au travail provoque aussi ses zones de tension
tout dire. L’occasion fait-elle vraiment la larronne? Suffisait-il aux femmes d’accéder massivement à l’arène professionnelle en goûtant aux joies de l’ambition pour adopter les pires attitudes de domination séance tenante? On caricature, je sais…
La lecture qu’on fait de Glengarry Glen Ross n’est pas la même qu’hier. Ce jeu de l’élimination du candidat fragilisé évoque désormais les verdicts absurdes des téléréalités.
Brigitte Poupart voyait aussi dans cette pièce un reflet de la condition précaire des créateurs, forcés à jouer du coude dans la course aux maigres subventions.
Tout ça porte à réflexion. On songe que l’ambition n’a plus de sexe, que le climat social tout entier, avec son individualisme sauvage, pousse les pions des entreprises à tasser l’autre pour survivre. Refuser ce système inhumain, c’est se condamner, homme ou femme, à une marginalité, parfois plus agréable, remarquez. À moins d’atterrir au sein d’entreprises et organismes sociaux qui tentent de briser ces structures. Il en existe aussi. Faut pas croire…
Des moules à casser
Le néolibéralisme, dont la pièce se veut une satire féroce, ne date pas d’hier, mais tout le monde peut rêver désormais de se servir dans l’assiette au beurre. Avec la chute des repères moraux et le règne du chacun-pour-soi, ça donne ce que ça donne. Voyez!
David Mamet aura vu monter cette vague en folie, sans prévoir à quel point tant de femmes l’enfourcheraient. Tassez-vous de d’là que je m’y mette! La disette économique n’invite guère aux élans du coeur. Ni aux solidarités féminines.
Comme le modèle de travail est masculin, les femmes durent s’adapter à la mixité plus que leurs confrères, mais s’enfermer dans les modèles de la dame de fer ou de la manipulatrice de l’ombre est-il souhaitable? Une dose d’humanité ne fait pas de tort. Certaines y parviennent.
Brigitte Poupart n’a mis que des femmes en scène, mais la mixité au travail provoque aussi ses zones de tension. En entreprise, ça s’est joué souvent à la va-comme-je-te-pousse, sans saisir les différences entre les codes masculins et féminins. Des millénaires de rôles bien établis ont laissé des traces dans les psychés. Certains ajustements étaient à prévoir. Les sensibilités des uns et des unes se heurtent sans que personne ne songe à comprendre le comment et le pourquoi de ces rentre-dedans.
De très minoritaires 30 ans plus tôt, des femmes se sont retrouvées en situation de parité, plus ou moins affranchies de leurs insécurités, quand leurs confrères devaient partager un carré de sable à leurs yeux acquis. Le tout sans mode d’emploi, ni garde-fous, ni tentatives de débroussailler la haie.
La violence physique possède encore un sexe, les statistiques le crient, ne serait-ce que par la force musculaire à déployer pour assommer l’autre. Mais sur le plan psychologique, que conserver des rôles traditionnels de part et d’autre ? Que sacrifier ?
L’éthique relève du domaine individuel ou de la transmission familiale, chez les filles comme chez les garçons. Avec odeur de mutation dans l’air. Certains hommes abandonnent les vieux rôles comme des vêtements usés, des femmes refusent de les endosser. Toute une jeunesse affiche l’envie de changer les choses. On leur souhaite d’aller voir Glengarry Glen Ross pour trouver de l’oxygène ailleurs que dans ces jeux de massacre où l’ambition aveugle menace de les broyer.