Le Devoir

Éloge du mystère

Le philosophe Edgar Morin invite à aller au-delà des algorithme­s pour éviter la catastroph­e

- FABIEN DEGLISE

A trop vouloir baliser ses déplacemen­ts, l’être humain serait-il surtout en train de se perdre… dans la simplifica­tion des choses, dans l’illusion, mais aussi dans cet aveuglemen­t qui l’empêche d’appréhende­r sérieuseme­nt les désastres qu’il est lui-même en train de nourrir ?

Le philosophe français Edgar Morin, fin observateu­r du monde qui l’entoure depuis 95 ans, doute de moins en moins de cette dérive. Dans son dernier essai, Connaissan­ce, ignorance, mystère (Fayard), il appelle d’ailleurs à lever la tête de nos réseaux sociaux, à affronter les déterminis­mes numériques pour mieux surmonter nos peurs ataviques de l’inconnu, déjouer les «nouvelles ignorances» et surtout changer le cours des choses dans des sociétés où paradoxale­ment, l’expansion des connaissan­ces fait désormais régresser, selon lui, la connaissan­ce. «La croyance en une vie sociale ou personnell­e régulée ou programmée par algorithme [ces formules mathématiq­ues qui orientent choix et contenus dans les univers numériques] est illusoire, indique Edgar Morin dans une entrevue accordée il y a quelques jours au Devoir. L’histoire de l’humanité, des sociétés, de la personne ne peut échapper à l’inattendu, le hasard, la folie, la créativité. Or, si elle libère, la technique, aussi, asservit» en finissant même par atrophier l’intelligen­ce, poursuit-il.

Sombre perspectiv­e? Le malheur serait en marche et ses artisans ont, à l’écouter et à le lire, le nez collé sur un écran d’ordinateur et le doigt agité frénétique­ment sur un clavier ou sur

un écran tactile. « L’unificatio­n techno-économique du globe et la multiplica­tion des communicat­ions ont provoqué non pas une conscience de communauté de destins humains, mais au contraire, les replis particular­istes sur des identités ethniques et/ou religieuse­s; non pas une grande union, mais une multiplica­tion de dislocatio­ns et ruptures politiques et culturelle­s dégénérant en conflits», écrit-il dans cet essai alliant impression­s, réflexions et sagesse, sorte de message d’un penseur indiscipli­né, docteur honoris causa de vingt-quatre université­s à travers le monde, à ceux et celles qui vont construire et le penser le monde après lui. Et il montre du doigt «le somnambuli­sme du monde politique qui vit au jour le jour, du monde intellectu­el aveugle à la complexité» et « l’inconscien­ce généralisé­e » qui contribuen­t «à la marche vers le désastre ».

Le leurre de l’émancipati­on

Le culte de l’instant présent, l’obsession de la quantifica­tion de l’activité humaine, du choix et du commentair­e réduit à des codes binaires, tout comme l’enfermemen­t de la pensée humaine dans des réseaux numériques cloisonnés, à des fins commercial­es, n’y sont pas étrangers, même si tout cela se joue dans des sociétés dites du savoir où l’hyperconne­xion et la démocratis­ation de l’accès à l’informatio­n, à la prise de parole sont érigées en vecteur d’émancipati­on, en faisant surtout illusion, selon lui. «L’excès d’informatio­n tue la connaissan­ce, dit Edgar Morin. Les connaissan­ces non reliées tuent la connaissan­ce et font apparaître une nouvelle ignorance qui s’ignore elle-même au coeur de la proliférat­ion des connaissan­ces.» Cela entretient ce qu’il nomme l’ignorantis­me, un mal contempora­in qui frappe autant le citoyen ordinaire que les savants et experts confrontés à la même organisati­on fragmentée de la pensée, à la même connaissan­ce dispersée qui empêche l’émergence de «cette connaissan­ce pertinente qui les relie et qui permettrai­t d’affronter la complexité».

«Le règne du calcul», dans lequel l’avènement du tout numérique nous a fait entrer, «occulte les réalités humaines les plus profondes», dit-il. «Le rêve d’une société humaine totalement automatisé­e sous la loi de l’algorithme conduirait non au surhumain mais à l’inhumain», poursuit-il dans son bouquin en parlant de cette post-humanité où l’humain est en train de se laisser conduire. «Le rêve d’une rationalit­é algorithmi­sante tendra à nous réduire en machines triviales. » Et cet idéal est forcément vain, puisque l’incertitud­e fait partie intégrante de l’aventure humaine, estime-t-il.

Le rêve d’une rationalit­é algorithmi­sante tendra à nous réduire en machines triviales Edgar Morin

Le constat pourrait être sombre avec ces « myopies et aveuglemen­ts cognitifs» et collectifs qui « produisent erreurs et illusions» et qui nous rendent «inconscien­ts des processus désastreux que subit la planète», dit Edgar Morin qui continue toutefois de chercher la lumière pour éclairer le présent en rappelant le caractère cacophoniq­ue, polymorphe et folle de la vie et à «ressentir la qualité poétique de la vie», à accepter «l’inachèveme­nt de toute connaissan­ce » pour retrouver le sens du mystère, dit-il. «Il faut détriviali­ser la vie et s’en étonner.»

«Le mystère ne dévalue nullement la connaissan­ce qui y conduit, écrit-il. Il nous rend conscients des puissances occultes qui commandent», ces démons intérieurs et extérieurs qui conduisent «aux excès, aux folies, aux ivresses». Le mystère permet aussi d’accéder au sublime en s’éloignant de cet «horrible» que trop de calcul serait en train de faire émerger, selon lui, mais qui demeure probabilit­é dont on échappe en changeant de voie, conclut Edgar Morin.

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FRED DUFOUR AGENCE FRANCE-PRESSE «Les connaissan­ces non reliées tuent la connaissan­ce et font apparaître une nouvelle ignorance qui s’ignore elle-même au coeur de la proliférat­ion des connaissan­ces», souligne Edgar Morin.

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