On peut toujours blâmer les Bédouins
LOUIS HAMELIN
Le Québec coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je flotte à la surface des choses. Perché à dix kilomètres dans les nuages, j’ai raté de quelques fuseaux horaires l’ouverture du Salon du livre de Genève, où le délégué du Québec a, paraît-il, cité Hubert Aquin. Quel contraste avec l’insipide bouillie verbale en langue hillbilingue que nous servirait Madame l’Ambassadrice le lendemain à la mission permanente du Canada, galimatias on ne peut plus approprié, au fond, pour célébrer le 150e anniversaire de ce projet de pays qui ose encore se qualifier de « confédération». Vu de la Suisse, cela porte à rire.
Les espions adorent la Suisse, c’est bien connu, et je ne pense pas seulement au fameux H. de Heutz de Prochain épisode. La Suisse, sa neutralité, ses anonymes flux de devises… sans compter que ses montagnes ont été, bien avant le développement des techniques actuelles de surveillance globale, un excellent poste d’observation pour garder un oeil sur quelques nations au destin problématique, de l’Allemagne nazie à l’Italie des années de plomb. Allen Dulles, avant de devenir le premier directeur civil de la CIA en 1953, avait fait ses classes à titre de chef d’antenne de l’OSS (Office of Strategic Services, l’ancêtre de la vénérable agence) à Berne.
Dulles est un des personnages qu’on voit passer dans Little America, de Henry Bromell, un roman dont j’ai l’intention de dire beaucoup de bien d’ici la fin de cette chronique. Il dirigea la CIA jusqu’en 1961, alors qu’il fut dégommé par Kennedy dans la foulée du désastre de la baie des Cochons.
Au cours de la même période (1953-1959), le frère d’Allen, John Foster, fut le secrétaire d’État d’Eisenhower. Les deux hommes exercent alors, dans les faits, une mainmise à peu près totale sur la politique étrangère des ÉtatsUnis. Quand l’United Fruit Company décidera de se débarrasser du gouvernement progressiste de Jacobo Arbenz dans sa chasse gardée du Guatemala, le Capital et le Renseignement se donneront la main. John Foster avait travaillé
comme avocat pour ce puissant monopole, dont le principal actionnaire était… son frérot, nul autre que le grand patron de la CIA. Dans un pays civilisé, on appelle ça un conflit d’intérêts.
Quant à Henry Bromell, qui fut un enfant traîné d’un pays exotique à un autre au gré des affectations de son père agent secret, il a été le principal scénariste de la série Homeland, dans laquelle un héros de guerre américain, «retourné» par les islamo-terroristes, entreprend d’infiltrer le gouvernement des États-Unis.
De la télé au papier
À l’origine, Little America fut aussi un projet de série télé, de ceux qui ne virent jamais le jour. Pourtant, on est ici aux antipodes du scénario réécrit, dans un texte de pure littérature: envolées stylistiques, puissance narrative, souci du détail, richesse et vraisemblance de l’évocation, subtilité des dialogues et complexité psychologique, plus une intrigue digne du genre de thriller qui s’avale d’un trait.
«Little America»: l’expression désigne ces quartiers protégés où vivent, à l’étranger, les expatriés américains de la communauté du renseignement. Comme autant de stations orbitales de l’universelle banlieue, abritées des intempéries nationales et des populaces grouillantes du souk, et qui semblent avoir atterri là telles quelles, à l’écart, avec leurs bungalows bien alignés, une Chevrolet neuve dans l’allée et un carré de pelouse qu’on arrose religieusement même en plein désert. «C’était une enfance étrange, a raconté Bromell dans une entrevue. Petit, vous êtes conduit de la maison de votre grand-mère à Long Island jusqu’à Kennedy Airport [sic], vous embarquez sur un vol Pan Am puis vous partez, et alors vous arrivez dans un autre monde, cet endroit médiéval — même s’il y a des voitures. Les odeurs sont différentes, la langue est différente, et les appels du muezzin sont si étranges qu’ils font presque peur, mais ils sont beaux.» (Cité par le préfacier Philippe Beyvin.)
Une sorte de Koweït
Dans Little America, le pays hôte de ce parasite états-unien est un État fictif appelé le Korach. Un jumeau du Koweït, mais sans le pétrole, avec sa position stratégique sur l’échiquier mondial pour toute richesse, au coeur du maelström géopolitique du Moyen-Orient. Un de ces royaumes des sables fabriqués de toutes pièces par les appétits des puissances coloniales, rien qu’une poignée d’oasis et de collines rocailleuses parcourues de tribus de Bédouins nomades et coincées entre l’Irak et la Syrie, en instance d’être dépecées.
Jadis, les Anglais, comme un fermier qui sélectionne un taureau pour inséminer sa vache, se sont choisi un membre de la dynastie hachémite, l’ont sorti de sa tente en peau de chèvre et l’ont assis sur un trône, autour duquel ils ont ensuite dessiné un palais et une capitale. Mais voilà, ruinés par un autre conflit mondial, les Britanniques sont désormais hors jeu et doivent passer la main.
C’est alors que débarque la famille Hopper. «Mon père était espion, ou, comme il préfère qu’on s’en souvienne, officier de renseignement à la CIA… » Mission: devenir le meilleur ami d’un monarque de 23 ans et le détourner de la double tentation que représentent le socialisme à l’arabe du parti Baas et le nationalisme panarabe incarné par ce vilain pion prosoviétique de Nasser. Des années plus tard, le fils Hopper, devenu historien, revient sur cette année charnière, caractérisée, entre autres choses, par un coup d’État militaire et un régicide. Lorsque les valises diplomatiques bourrées de dollars ont cessé de faire effet, son père, devenu entretemps le chef de la station locale de la compagnie, aurait-il fait une croix sur le roi? « J’ai quelques interrogations sur ce qui s’est passé, exactement, cette année-là, en 1958, à cet endroit-là, au Korach.» L’historien se fait alors enquêteur, voire
agent double. Car si «l’espionnage est l’art de réunir des éléments disparates de façon à ce que se dessine la réalité de ce qu’il adviendra bientôt », la littérature n’est-elle pas l’espionnage du passé ? «Papa est un gentil ou un méchant?» Aucune idée, mais c’est passionnant.