Un monde menacé par le populisme
La politologue canadienne Jennifer Welsh met en doute l’avenir de la démocratie libérale
Àl’heure où le nombre de réfugiés — 65, 3 millions en 2015 — dépasse celui que le globe a connu à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, nous devons « briser notre carcan national pour reconnaître » que nous sommes tous dans la même galère. Voilà ce que plaide la politologue canadienne Jennifer Welsh dans Le retour de l’histoire en soutenant que «la fin de l’histoire», vue jadis par son confrère américain Francis Fukuyama, n’était qu’illusion.
À la chute du mur de Berlin en 1989, Fukuyama anticipa que la faillite du communisme en Europe de l’Est entraînerait le triomphe planétaire de la démocratie libérale à l’occidentale et supposerait un monde plus pacifique. Née à Regina en 1965, Jennifer Welsh, qui occupe la Chaire en relations internationales à l’Institut universitaire européen de Florence, estime, au contraire, qu’un quart de siècle plus tard la démocratie est en crise.
Elle constate que le nombre de pays démocratiques a diminué à l’échelle du globe et que même dans ceux qui connaissent, du moins en apparence, des élections libres et justes, le respect des droits de la personne et de la notion d’état de droit laisse à désirer. Elle va même jusqu’à cautionner l’expression ironique de « démocratie illibérale », forgée par le politologue américain d’origine indienne Fareed Zakaria. Elle l’applique à la Russie de Vladimir Poutine.
Jennifer Welsh rappelle que ce dirigeant hégémoniste, responsable en 2014 de la spoliation de la Crimée à l’Ukraine, avait, dès 2005, dans un discours présidentiel adressé à la nation russe, défini la chute de l’expansionniste Union soviétique comme « la plus grande catastrophe politique»
du XXe siècle. L’essayiste a l’art de trouver les raccourcis les plus révélateurs pour résumer les enjeux internationaux en nous donnant l’impression du théâtre.
Démocratie contrefaite
Elle montre que les récentes migrations de masse, en provenance surtout de la Syrie, ravagée par une guerre intestine, éclairent une scène internationale complexe et surprenante. Ces mouvements démographiques bouleversent l’Europe au point de raviver le populisme, qui depuis toujours contrefait la démocratie. La politologue adhère à la réflexion du journaliste et essayiste britannique Timothy Garton Ash: « L’Europe, qui était connue comme le continent qui faisait tomber des murs, est maintenant celui qui les érige à nouveau. »
On pense à la clôture de barbelés qu’en Hongrie le premier ministre Viktor Orbán a fait construire en 2015 le long de la frontière serbe pour y bloquer l’accès aux réfugiés. D’autres chefs populistes, comme Marine Le Pen en France, Geert Wilders aux Pays-Bas, Nigel Farage, partisan du Brexit, au Royaume-Uni, exploitent la tendance xénophobe et chauvine en nuisant à l’unité européenne. Cette menace à la concorde universelle, Jennifer Welsh la juxtapose à la rivalité inextinguible entre la Russie et les États-Unis.
Encore là, dans un tableau planétaire, c’est le populisme qui mène le bal. Les populistes se reconnaissent dans Poutine et aussi dans Donald Trump. L’actuel président américain a su, comme le souligne la politologue, « instrumentaliser le ressentiment et la peur ». Poutine avait déjà fait la même chose. Pas si étonnant que Marine Le Pen soit fascinée par ces deux hommes politiques qui incarnent mieux que personne le succès mondial du populisme.
Fossé mondial
Malgré la ressemblance morale entre Poutine et Trump, Jennifer Welsh rappelle que la Russie d’aujourd’hui souffre d’«un écart de puissance considérable par rapport aux États-Unis», tant en matière d’économie que de budget militaire. Néanmoins, les superpuissances se rejoignent en révélant toutes les deux, dans leur société respective, le fossé mondial grandissant entre les riches et les pauvres, ultime échec, insiste-t-elle, du rêve démocratique de Fukuyama.
« L’histoire est de retour, et elle n’attend pas à rire», résume sèchement la clairvoyante intellectuelle canadienne. Le grave reproche qu’elle adresse à l’Occident est saisissant et inattaquable: le « déclin démographique dans bien des démocraties occidentales oblige à faire preuve d’une plus grande ouverture à l’égard des réfugiés et des demandeurs d’asile».
À ce chapitre, la politique, très accueillante mais très critiquée, de la chancelière allemande, Angela Merkel, tranche avec l’attitude des autres États nantis. La politologue abonde dans le même sens que l’organisation humanitaire Médecins sans frontières qui affirme qu’en général, l’Europe «a lamentablement échoué à prendre ses responsabilités» pour protéger en 2015 des milliers de laissés-pour-compte.
Devant l’échec du «modèle démocratique et libéral», Jennifer Welsh ose écrire: « Cela ouvre la voie à d’autres modèles qui ne demandent pas mieux que de le remplacer.» On devine que ceux-ci, encore à inventer, seraient à la hauteur de son espoir d’un monde plus humain.