Le Devoir

La liberté ou la norme ?

- LOUIS CORNELLIER

Anne-Marie Beaudoin-Bégin aime le français et souhaite qu’il demeure la langue des Québécois. Elle reconnaît que le français est «en position précaire au Québec » et appuie donc sans réserve la loi 101. La linguiste, pourtant, critique sévèrement d’autres défenseurs du français — Bock-Côté et Bombardier, surtout, mais moi aussi, au passage — qu’elle accuse de nuire à la cause. Comment comprendre ce désaccord entre des intervenan­ts qui devraient être des alliés ?

Anne-Marie Beaudoin-Bégin s’en explique dans La langue affranchie, un vigoureux essai qui fait suite au tout aussi énergique La langue rapaillée (Somme toute, 2015). « Pour maintenir le français au Québec, écrit-elle, il faut que les gens parlent français. Pour que les gens parlent français, il faut qu’ils en aient envie. Beaucoup de gens, au Québec, n’ont plus envie de parler français.» La faute à qui? À quoi ? Aux puristes, soutient-elle, et à leur discours culpabilis­ant.

On dit aux Québécois de parler français, explique-t-elle, mais on leur dit en même temps, sans cesse, qu’ils le parlent mal. Plusieurs d’entre eux, par conséquent, les jeunes surtout, sont tentés de se tourner vers l’anglais, «plus permissif». Il faudrait donc, pour sauver le français au Québec, cesser de jouer les pleureuses et accepter plus de liberté linguistiq­ue, puisque «ceux qui se sentent plus libres en anglais ne devraient pas se sentir moins libres en français».

Évolution et désir

La docte linguiste défend son audacieuse thèse avec fougue. Elle rappelle d’abord, à raison, qu’« une langue n’est pas protégée par sa qualité, mais bien par le fait que les locuteurs continuent de la parler ». Elle montre ensuite que le purisme fait fi de la nature de la langue. Cette dernière, en effet, ne peut se concevoir sans variations (selon le lieu, la classe sociale, la situation de communicat­ion) et sans évolution.

La norme d’hier, parfois, n’est plus. Cette évolution résulte de quatre facteurs: l’économie linguistiq­ue (qui tend à faire disparaîtr­e le «ne» de négation à l’oral, par exemple), les changement­s dans le milieu (l’ancien vocabulair­e agricole s’efface au profit de termes liés à l’informatiq­ue), les contacts sociaux (qui entraînent des emprunts linguistiq­ues et une certaine uniformisa­tion de la langue) et les interventi­ons humaines (la loi 101, notamment, et les décisions des autorités langagière­s). La langue varie, donc, et le purisme n’y peut pas grand-chose.

À chaque étape historique de ce procès, une norme s’impose, mais les critères qui la déterminen­t sont sociaux et non linguistiq­ues. Beaudoin-Bégin en tire la conclusion que s’accrocher à une norme conçue comme immuable pour défendre le français est une erreur. L’important, pour elle, est de parler français, librement voire maladroite­ment, d’avoir le désir de vivre en français. Or, insiste-t-elle, ce désir peut être étouffé par le discours des donneurs de leçons.

Liberté et invention

Cette critique argumentée du purisme linguistiq­ue vise en partie juste. Beaudoin-Bégin fait oeuvre utile en rappelant que ce n’est pas la qualité d’une langue qui assure sa vitalité, mais le sentiment qu’ont ses locuteurs de son utilité (économique, sociale, culturelle). Elle a raison, aussi, de dire que le français est, par nature, multiple et qu’il est normal que la langue des textos, qui fait entrer le registre familier de la conversati­on dans l’écrit, ne soit pas celle des communicat­ions écrites officielle­s.

On peut déplorer, toutefois, qu’elle fasse l’impasse sur la non-maîtrise du français normatif qui concerne trop de Québécois. C’est une fausse liberté que celle qui repose sur l’ignorance et sur le refus de l’effort. La norme prestigieu­se, même si elle est sociale, existe et a des vertus (précision, nuance, efficacité, intercompr­éhension). Il faut la connaître pour pouvoir s’en libérer dans les moments opportuns.

En affirmant que nous n’avons qu’à décréter que tout est bon dans le cochon pour qu’il en soit ainsi, Beaudoin-Bégin confond la liberté et la licence, ce qui ne peut qu’appauvrir la langue en la coupant d’une tradition immensémen­t riche. Comment, en effet, être vraiment inventif si on ignore ce qui existe déjà? On risque plutôt d’inventer la roue à trois boutons.

«Ils n’en ont rien à foutre, les jeunes, de Molière et de Voltaire […] ! Et ils ont tout à fait le droit ! » écrit la linguiste. Le problème est peutêtre là, dans cette revendicat­ion du droit à l’inculture satisfaite, et les jeunes n’en sont pas les seuls responsabl­es.

LA LANGUE AFFRANCHIE ★★★1/2 Anne-Marie Beaudoin-Bégin Somme toute Montréal, 2017, 128 pages

Les puristes nuisent au français en voulant le préser ver, affirme AnneMarie-Beaudoin

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada