Le Devoir

Des délais interminab­les pour accéder aux données

- ETIENNE PLAMONDON ÉMOND Collaborat­ion spéciale

Une fois que la Commission d’accès à l’informatio­n (CAI) donnait son feu vert, Anick Bérard attendait autrefois entre trois et quatre mois avant que la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) lui fournisse les données dont elle avait besoin pour ses recherches. Mais depuis environ cinq ans, la professeur­e titulaire à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal et chercheuse au Centre hospitalie­r universita­ire (CHU) Sainte-Justine affirme patienter un an, voire parfois deux, avant d’obtenir les données demandées, auxquelles n’est rattachée aucune informatio­n qui permettrai­t de reconnaîtr­e un individu.

«C’est très long», déplore cette habituée de la démarche, depuis une quinzaine d’années, à titre de chercheuse principale sur la cohorte des grossesses du Québec. Dans ce travail, elle jumelle les bases de données gérées par l’Institut de la statistiqu­e du Québec (ISQ), le ministère de l’Éducation, MED-ECHO et la RAMQ sur environ 500 000 sujets. «L’accès aux données, c’est la pierre angulaire de notre recherche », explique-t-elle.

Quand elle compare le Québec aux autres provinces, elle se désole. «On a le plus long délai », assure-t-elle. «En Ontario, en Saskatchew­an, en Alberta et au Manitoba, ils ont un accès direct aux données.» Le temps d’attente dans les provinces du ROC, affirme-t-elle, se compte en… semaines. Bien qu’elle reste consciente que notre système législatif est différent, elle croit qu’«il y a certaineme­nt de l’améliorati­on à apporter à notre processus».

Malgré l’approbatio­n de la CAI, le Bureau de la responsabl­e de l’accès à l’Informatio­n et de la protection des renseignem­ents personnels de la RAMQ doit aussi statuer sur la demande. «Il y a une volonté du Bureau de simplifier le processus », affirme Brigitte Morin, conseillèr­e en accès à l’informatio­n et en protection des renseignem­ents personnels à la RAMQ. Elle affirme que des travaux ont été réalisés dans la dernière année avec le Secrétaria­t à l’accès à l’informatio­n et à la réforme des institutio­ns démocratiq­ues, le scientifiq­ue en chef du Québec et l’ISQ. Des documents et formulaire­s nécessaire­s pour les chercheurs ont été mis en ligne. De plus, l’analyse de la CAI se réalise désormais « conjointem­ent » avec celle du

Bureau de la responsabl­e de l’accès à l’Informatio­n de la RAMQ.

Ces mesures ont permis de réduire les délais, signale Mme Morin. Le Bureau émet maintenant à l’intérieur d’un mois la recommanda­tion de communique­r les informatio­ns demandées par un chercheur. En revanche, ce Bureau n’a par la suite aucun contrôle sur l’équipe chargée d’extraire les données et de produire les fichiers désirés. Cette dernière sort les informatio­ns pour répondre à la vingtaine de demandes effectuées chaque année par des scientifiq­ues à la RAMQ, mais aussi à celles des ministères, des organismes publics et du cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux, sans compter les quelque 500 requêtes de journalist­es nécessitan­t la production de statistiqu­es. «Il se peut des fois qu’il y ait un léger goulot d’étrangleme­nt » à cet endroit, reconnaît Caroline Dupont, porte-parole de la RAMQ.

«Cauchemard­esque», même avec un consenteme­nt

Le 11 mai prochain, CARTaGENE organisera le colloque «Dédouaner les données!» dans le cadre du Congrès de l’Acfas. Celui-ci réunira à l’Université McGill des acteurs privés, gouverneme­ntaux et universita­ires pour trouver des solutions à ces problèmes dans l’accès à l’informatio­n.

«Ces bases de données sont notoiremen­t connues pour être cauchemard­esques quand on veut y accéder, indique Alexandra Obadia, directrice générale de CARTaGENE. Non seulement c’est très long, mais c’est très laborieux.» CARTaGENE, un projet scientifiq­ue du CHU Sainte-Justine et une infrastruc­ture de recherche fondée sur une banque de données et d’échantillo­ns biologique­s pour les chercheurs, a besoin des informatio­ns médico-administra­tives de la RAMQ. Celles-ci permettent notamment de valider les questionna­ires remplis par ses participan­ts. «Ce sont des données qu’on n’est pas forcément capables d’avoir autrement, indique Nolwenn Noisel, responsabl­e du suivi et de la gestion des opérations à CARTaGENE. On va faire passer des questionna­ires, mais il y a toujours une différence entre une donnée auto-rapportée et ce qu’un pharmacien ou un médecin a consigné.»

CARTaGENE détient le consenteme­nt de près de 43 000 participan­ts, âgé de 40 à 69 ans, pour obtenir leurs informatio­ns médico-administra­tives détenues par l’ISQ et la RAMQ. Mais cela ne l’empêche pas de se heurter à des délais de six mois dans le meilleur des cas. «Malgré ce consenteme­nt, on est obligé de passer par la CAI chaque fois […] parce que la Loi sur l’assurance maladie a été rédigée dans un contexte où il n’y avait pas de consenteme­nt », explique Mme Obadia, avocate de formation.

La Loi sur l’assurance maladie permet à la RAMQ de communique­r, à la demande d’un prestatair­e, la date à laquelle un service a été fourni, le nom et l’adresse de la personne qui l’a fourni, les sommes payées par la RAMQ pour celui-ci ainsi que le nom des personnes à qui elles ont été payées. «Toutefois, ce n’est pas un consenteme­nt à la recherche »,

souligne Brigitte Morin. Pour obtenir plus d’informatio­ns, comme le souhaitent généraleme­nt les chercheurs, il faut s’en remettre à la CAI pour l’utilisatio­n de renseignem­ents à des fins de recherche dans le domaine de la santé et des services sociaux.

Obstacles à la recherche

Les délais peuvent causer des conséquenc­es fâcheuses sur le bon déroulemen­t d’une recherche, voire mettre en péril son financemen­t. «Nous, par exemple, on a des financemen­ts d’un an. Si on n’a pas accédé à ces données dans l’année, l’argent qui nous est attribué, on le perd», explique Alexandra Obadia. Le constat est similaire du côté d’Anick Bérard, pour qui des subvention­s des Instituts de recherche en santé du Canada sont parfois en jeu. À la RAMQ, on indique être sensible à cette question, mais on ajoute qu’on ne peut pas traiter plus vite une demande sur la base d’un délai de subvention.

Autre problème: la CAI exige la destructio­n de données après un certain temps. En septembre 2015, le scientifiq­ue en chef du Québec, Rémi Quirion, avait souligné les problèmes générés par une telle approche, notamment dans la durée d’une programmat­ion de recherche, mais aussi après les travaux dans la réponse aux exigences des revues scientifiq­ues et des bailleurs de fonds en matière de conservati­on des données pour permettre la vérificati­on et la réplicatio­n d’études.

«On est dans un système public de santé. Ça devrait appartenir à tout le monde, soulève Nolwenn Noisel. On se dit que ça devrait être facile de travailler avec ça, puis on se rend compte que c’est loin d’être le cas. »

 ?? ISTOCK ?? Les délais peuvent avoir des conséquenc­es fâcheuses sur le bon déroulemen­t d’une recherche, voire mettre en péril son financemen­t.
ISTOCK Les délais peuvent avoir des conséquenc­es fâcheuses sur le bon déroulemen­t d’une recherche, voire mettre en péril son financemen­t.

Newspapers in French

Newspapers from Canada