Les cégeps face à la radicalisation
Attentats au Charlie Hebdo, au Bataclan et à Bruxelles. Attentats à Saint-Jean-sur-Richelieu et à la mosquée de Québec… La radicalisation est un des sujets chauds de l’heure à travers le monde, et le Québec n’est pas épargné. Directement interpellés par cette réalité il y a deux ans lorsqu’une vague de radicalisation a happé des cégépiens de Montréal, des experts du réseau collégial se réunissent le 9 mai dans le cadre du Congrès de l’Association francophone pour le savoir (Acfas) pour réfléchir au phénomène.
Personne ne l’avait vu venir, en 2015. Pendant que leurs confrères planchaient sur leurs travaux de session, 11 jeunes du Collège de Maisonneuve avaient la tête complètement ailleurs. Mêlés à une affaire de terrorisme, certains ont même réussi à rejoindre les rangs de groupes djihadistes dans des pays comme la Syrie ou la Turquie.
L’événement a fortement ébranlé le personnel et les étudiants de l’établissement, se souvient Frédéric Dejean, chercheur à l’Institut de recherche sur l’intégration professionnelle des immigrants du Collège de Maisonneuve. Bien que le chercheur déplore cet événement, il se «réjouit» que le réseau collégial ait réagi en lançant une réflexion sur le phénomène. « Plutôt que de s’en tenir à se dire que c’est terrible, on s’est retroussé les manches et on en a fait une occasion de réfléchir aux leçons qu’on peut en tirer et à ce qu’on peut faire pour éviter que ça se reproduise », explique le chercheur qui est aussi coorganisateur du colloque «La prévention de la radicalisation menant à la violence dans les établissements d’éducation: état des lieux et perspectives ». Ce colloque sera le deuxième du genre depuis les événements de 2015 à inviter le réseau collégial à réfléchir à cet enjeu.
Un phénomène nouveau
«Dans le domaine du vivre-ensemble, la radicalisation est un phénomène qui s’est rajouté par la bande, fait valoir Habib El-Hage, intervenant culturel et chercheur au Collège de Rosemont, et coorganisateur du colloque. Grâce à la multiplication des recherches sur le sujet dans les dernières années, on commence à mieux le comprendre.»
Selon M. El-Hage, trois facteurs de risque pouvant mener à la radicalisation ont récemment été identifiés: la présence d’une détresse émotionnelle chez un individu, la perception d’une discrimination et la violence vécue.
Or, selon une étude réalisée auprès de 1400 élèves en 2016 dans des collèges de Montréal, Québec et Jonquière, la moitié des répondants éprouvaient une détresse émotionnelle à différents niveaux, la moitié percevaient une discrimination à leur égard et 36% disaient avoir été victimes ou témoin de violence.
«Ces facteurs de risques sont alarmants», commente M. El-Hage. « Mais il faut aussi tenir compte des facteurs de protection qui sont non négligeables. Quand les jeunes ont un bon soutien psychologique par la famille, les amis ou autre, ça vient par exemple diminuer l’impact sur les risques de radicalisation. »
«Le phénomène est présent au Québec, mais il n’y a pas lieu de paniquer », rassure pour sa part Bernard Tremblay, p.-d.g. de la Fédération des cégeps. Il cite par exemple les travaux de Cécile Rousseau, directrice de l’équipe de recherche et d’intervention transculturelles de l’Université McGill, dont les recherches vont dans ce sens. « Ça ne veut toutefois pas dire qu’on ne doit pas s’en occuper, continue M. Tremblay. Il faut s’assurer que le phénomène ne prenne pas d’ampleur en passant tout de suite à l’action. »
L’accent sur la prévention
L’action passe beaucoup par la prévention, dans les établissements scolaires. « Les cégeps ne sont pas des boîtes à cours ; ce sont des lieux de vie, affirme Bernard Tremblay. C’est une période cruciale pour les jeunes et il faut profiter du moment pour développer leur esprit critique. »
Le premier colloque sur la radicalisation qui s’était tenu en 2015 avait permis de déterminer 16 méthodes de prévention de la radicalisation dans les établissements scolaires par l’art, la pédagogie ou encore le sport. «En classe, la prévention se fait par exemple par l’étude d’oeuvres comme L’Orangeraie, de Larry Tremblay, qui met en scène une famille durant un attentat, illustre Habib El-Hage. Les jeunes sont alors amenés à réfléchir à la haine, au désir de vengeance, à la radicalisation violente. Au Collège de Maisonneuve, on utilise le soccer pour créer une rencontre. Au Collège de Rosemont, on a mis en place le théâtre d’improvisation culturelle qui forme des jeunes aux techniques de communication
sur des sujets complexes comme la religion, la diversité sexuelle, les accommodements raisonnables ou le vivre ensemble.»
Les collèges ont aussi mis en place des protocoles de postévénement, continue M. ElHage. «Après des événements comme ceux du Bataclan ou de Bruxelles, on intervient par toutes sortes de moyens pour permettre aux jeunes de s’exprimer et se sentir entourés. »
Bien du chemin a donc été parcouru depuis 2015. «Auparavant, la problématique initiale qu’on identifiait était la question religieuse liée à la violence, explique Frédéric Dejean du Collège de Maisonneuve. Or, la radicalisation ne se limite pas à la religion. Aujourd’hui, on parle aussi de mouvements d’extrême droite ou de radicalisation tournée vers la communauté LGBT, par exemple. Petit à petit, on s’intéresse davantage à la question plus globale du vivre ensemble. »
Et maintenant, les établissements scolaires seraient-ils outillés pour mieux prévenir un événement comme celui du Collège de Maisonneuve en 2015? «C’est plus facile de refaire un chemin pour une deuxième fois, illustre Frédéric Dejean en guise de réponse. Je crois qu’on serait mieux outillé pour y répondre, mais il reste encore beaucoup de recherche et de prévention à faire. Ce type d’événement reste un traumatisme.»
«Les collèges, c’est l’épiderme de la société, ajoute Habib El-Hage, du collège de Rosemont. Tout ce qui se passe dans la société peut se passer dans nos collèges, et vice versa. C’est pourquoi c’est important de voir comment on peut répondre à cette manifestation. »