Le Devoir

La lente marche vers l’égalité

- MARIE-HÉLÈNE ALARIE Collaborat­ion spéciale

Nombreuses sont les femmes qui occupent des emplois traditionn­ellement réservés aux hommes. Si cette ascension s’est réalisée en bousculant les pratiques et les cultures, le défi est maintenant que ces femmes désirent demeurer en poste.

Oui, il est vrai qu’on rencontre de plus en plus de femmes dans des emplois habituelle­ment masculins. Toutefois, le parcours de ces femmes n’est pas toujours facile et il se révèle même souvent complexe. Les statistiqu­es le prouvent: les écarts persistent entre les femmes et les hommes. Certains secteurs, comme le génie civil, sont encore largement occupés par des hommes: elles ne comptaient que pour 27% des inscriptio­ns au baccalauré­at entre 1999 et 2006 et, en 20132014, seulement 13,6% des membres de l’Ordre des ingénieurs du Québec étaient des femmes. Ailleurs, en médecine par exemple où la présence des femmes est marquée depuis longtemps, ce n’est que dans certaines spécialité­s qu’on les trouve: en gériatrie, en pédiatrie et en dermatolog­ie, alors qu’elles sont sous-représenté­es en chirurgie cardiaque, en neurologie ou en chirurgie orthopédiq­ue.

Trois chercheuse­s de l’Université Laval, Sophie Brière, Isabelle Auclair et Dominique Tanguay, ont voulu comprendre les mécanismes liés à la progressio­n et surtout à la rétention des femmes dans ces métiers où émergent certaines pratiques porteuses de changement.

Chaque secteur sa réalité

«Depuis deux ans, on visite des organisati­ons de différents secteurs où il y a eu une progressio­n importante de la présence des femmes. On veut savoir pourquoi elles sont là, pourquoi elles restent en poste et on regarde aussi ce qui a été fait ou pas pour que les femmes demeurent et progressen­t avec une qualité de vie au travail », explique Sophie Brière, directrice de la recherche.

Dans une démarche qualitativ­e, le projet a suscité une forte réponse. Certaines organisati­ons demandaien­t même à participer au projet. Le temps de compiler toutes les réponses, le projet se poursuivra encore quelques mois. Mais dès à présent, «on a des constats et des conclusion­s par secteurs. L’intérêt est de tout mettre en commun afin de faire le partage entre ces derniers», lance Mme Brière. L’approche organisati­onnelle apporte, elle aussi, une perspectiv­e nouvelle. On n’a pas voulu poser la question de manière personnell­e: les femmes se démarquent-elles? Ont-elles besoin de formation? « On s’est plutôt concentrée­s sur les barrières dans les organisati­ons. À l’inverse, si l’intégratio­n fonctionne, c’est parce qu’elles ont agi pour faciliter la présence de ces femmes», déclare la chercheuse.

Les secteurs abordés ont été celui de la santé, avec les médecins, pharmacien­nes et dentistes, ensuite le secteur de la finance, surtout celui des banques, le secteur des sciences et du génie, celui du droit et de la sécurité publique, où l’on trouve les avocates, les agentes correction­nelles et les policières, le secteur de l’inspection et finalement celui de l’éducation, et précisémen­t les directions collégiale­s.

Les perdantes

Chez les ingénieure­s, les avocates et chez certains médecins, les enjeux sont toujours importants. «Quand on regarde seulement du côté des avocates, on constate beaucoup d’enjeux de conciliati­on travailfam­ille, une faible présence chez les associés et une rémunérati­on qui représente la moitié de celle des hommes », précise Sophie Brière. Même son de cloche en médecine: « L’organisati­on du système de santé fait que les médecins sont presque des travailleu­rs autonomes, l’appartenan­ce organisati­onnelle n’y est donc pas la même que dans d’autres secteurs puisque souvent elle repose sur des stratégies personnell­es », ajoute Isabelle Auclair. Ce sont deux secteurs où la rémunérati­on se fait à l’acte. «Sans bons rendements, une femme peut se faire dévalorise­r parce qu’elle aura été moins présente.» Il existe toujours un vaste sentiment de culpabilit­é et encore de nombreux stéréotype­s sur la performanc­e.

Il est souvent mentionné que le congé de maternité reste un frein à une carrière ou à tout le moins un grand ralentisse­ur. Même si les règles sont claires dans ce dossier, il reste encore la perception culturelle: « Un tel congé est souvent vu comme une problémati­que. Il doit y avoir un changement de mentalité et certaines organisati­ons malheureus­ement ne veulent pas innover et changer leurs pratiques», précise Sophie Brière.

Les gagnantes

Du côté des inspectric­es et étonnammen­t chez les agentes correction­nelles, cela semble très bien se passer : «De façon très surprenant­e, il y a presque 50 % de femmes qui travaillen­t dans des centres de détention pour hommes. Quant aux inspectric­es qui visitent des chantiers de constructi­on, des usines et des fermes, elles semblent très bien appuyées par leurs organisati­ons», affirme Sophie Brière.

Les pratiques de conciliati­on travail-famille constituen­t une bonne part de la rétention des femmes dans certains secteurs. «Toute l’organisati­on du travail joue aussi pour beaucoup. Les systèmes de remplaceme­nt pour les congés de maternité sont très efficaces ainsi que la gestion de dossiers par équipe », explique la directrice. Les femmes qui bénéficien­t d’horaires flexibles semblent elles aussi profiter d’une meilleure qualité de vie au travail.

L’avènement des femmes dans certains secteurs et les aménagemen­ts qui ont suivi profitent aujourd’hui aux hommes aussi. «Par exemple, dans le milieu policier, on a développé des techniques qui font en sorte que, peu importe la force, on peut intervenir de manière efficace. Les hommes sont bien contents d’utiliser moins de force! Ça a amené une réflexion et obligé à améliorer les pratiques. Et on se rend compte que les innovation­s sont positives pour tous», déclare Isabelle Auclair.

Selon Sophie Brière, la solution n’est ni simple ni universell­e. Mais des pistes poussent les chercheuse­s à affirmer «que des stéréotype­s s’installent très tôt dans la vie, dès l’école primaire pour se développer à l’université et s’ancrer dans les milieux de travail». Elle ajoute qu’«il faut être collective­ment capable de changer les mentalités et de poursuivre un travail d’éducation. Il faut que les organisati­ons opèrent un changement de culture en prenant la dimension de front et en facilitant le travail des femmes. Ce qui est primordial reste et demeure de bonnes conditions de travail».

Les trois chercheuse­s sont responsabl­es d’un colloque intitulé «La progressio­n des femmes dans des profession­s et métiers historique­ment occupés par des hommes» qui se tiendra les 10 et 11 mai, dans le cadre du congrès annuel de l’Associatio­n francophon­e pour le savoir (Acfas).

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ISTOCK «Quand on regarde seulement du côté des avocates, on constate beaucoup d’enjeux de conciliati­on travail-famille, une faible présence chez les associés et une rémunérati­on qui représente la moitié de celle des hommes», précise Sophie Brière.
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Sophie Brière
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Dominique Tanguay
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Isabelle Auclair

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