Le Devoir

Obtenir justice à la Cour… des petites créances

Une chercheuse fait une propositio­n audacieuse pour mettre fin à l’impunité des violeurs

- JESSICA NADEAU

Pour tenter d’obtenir justice, les victimes d’agression sexuelle devraient investir la Cour des petites créances, une division du droit civil très rarement utilisé pour ce type de recours, mais qui représente un «potentiel inexploité», estime Suzanne Zaccour, de l’Université de Toronto, qui faisait une présentati­on à l’Associatio­n francophon­e pour le savoir (Acfas), mardi.

«Quand on parle de viol ou d’agression sexuelle, on pense tout de suite aux procès criminels. Or, nous savons tous à quel point la justice criminelle est défaillant­e dans ces cas-là. La justice civile se présente alors comme une avenue intéressan­te qui devrait être davantage utilisée. »

La chercheuse, diplômée en droit à l’université McGill et étudiante à la maîtrise à l’Université de Toronto, évoque les nombreux « avantages » de poursuivre au civil plutôt qu’au criminel pour des victimes d’agression sexuelle.

«Dans un procès criminel, c’est l’État qui poursuit l’agresseur tandis que dans la poursuite civile, c’est la victime elle-même qui décide d’instituer les procédures et qui a un contrôle sur le déroulemen­t de l’instance. La poursuite civile permet donc d’autonomise­r la victime puisque c’est elle qui décide de la suite des choses. Ce que j’émets comme hypothèse, c’est que ça permet un rapport de force qui est rétabli de façon plus égalitaire pour les deux parties puisque, à titre d’exemple, la victime peut dire à l’agresseur: je vais abandonner ma poursuite si tu changes d’école, si tu démissionn­es ou si tu fais des excuses publiques, selon le contexte.»

«De meilleures chances» au civil

Au criminel, on vient « punir » l’agresseur, alors qu’au civil, on vise à dédommager la victime pour des dommages matériels ou moraux. Conséquemm­ent, le fardeau de la preuve n’est pas le même.

Dans le premier cas, il faut prouver «hors de tout doute raisonnabl­e » qu’il y a eu un crime, ce qui représente «un problème particuliè­rement criant en matière d’agression sexuelle puisque ces événements se passent généraleme­nt derrière des portes closes et qu’il y a rarement des témoins et des preuves à l’exception du témoignage de la victime », explique la chercheuse. Au civil, on parle plutôt de «balance des probabilit­és», ce qui offre à une victime d’agression sexuelle «de meilleures chances de l’emporter».

Suzanne Zaccour évoque également le cas très médiatisé de Jian Ghomeshi, qui s’est prévalu de son «droit au silence, qui permet à l’agresseur de ne pas dire un mot pendant son procès et d’être acquitté». Au civil, plaide-t-elle,

ce droit au silence n’existe pas.

«Tous ces éléments font en sorte que la poursuite civile se présente, a priori, comme une avenue plus avantageus­e.»

Éviter le contre-interrogat­oire

Toutefois, les délais et les coûts, qui peuvent représente­r des dizaines de milliers de dollars, sont souvent considérés comme un obstacle aux poursuites au civil. « L’avenue que je propose comme solution, pour éliminer en partie ce problème et rendre la balance de pouvoir plus favorable aux victimes, c’est la poursuite aux petites créances », avance Suzanne Zaccour.

«On appelle ça la cour du peuple, parce que tout est simplifié. On réduit les coûts et les délais afin que ça vaille la peine de faire une poursuite. Au Québec, la réclamatio­n maximale est de 15 000$. Sans vouloir quantifier combien vaut un viol, c’est quand même un montant qui peut faire une grande différence dans la vie de la victime si elle réussit à prouver qu’elle a subi un préjudice.»

Ce qui rend ce recours particuliè­rement intéressan­t, selon la juriste, c’est que les avocats y sont interdits. Les parties peuvent consulter un avocat avant, mais doivent se représente­r ellesmêmes devant le juge, ce qui permet non seulement de réduire les coûts, mais d’éviter à la victime un contre-interrogat­oire où sa crédibilit­é est mise en doute par l’avocat de la défense, une expérience souvent traumatisa­nte pour la victime.

Repousser les limites du droit

Enfin, plaide Mme Zaccour, la victime peut, aux petites créances, être représenté­e par un ami ou un membre de la famille. « On veut pousser les limites pour permettre à un plus grand nombre de survivante­s d’avoir de l’aide et de poursuivre leur agresseur sans avoir à être présentes. On peut imaginer le développem­ent d’une jurisprude­nce féministe pour qu’il y ait une reconnaiss­ance du fait que forcer une victime à témoigner devant son agresseur, c’est violent ».

«Mon but n’est pas de dire à une survivante quoi faire, mais ce que j’envisage, c’est un investisse­ment massif des procédures civiles par des victimes d’agressions sexuelles qui pourraient gruger tranquille­ment la culture de l’impunité des agresseurs. Et, à tout le moins, sonner la cloche et mettre davantage de pression sur le gouverneme­nt pour qu’il réforme le droit criminel.»

Bémols

Pour Mélanie Lemay, cofondatri­ce du mouvement Québec contre les violences sexuelles, il s’agit d’une «avenue intéressan­te» pour certaines victimes. Mais elle-même n’envisage pas ce type de recours, affirmant que le « traumatism­e extrêmemen­t violent» lié au viol qu’elle a subi il y a 6 ans mérite une « réparation » plus importante. «J’ai changé de choix de carrière après mon agression, combien ça vaut? Ça a eu un impact sur ma vie amoureuse, ma vie personnell­e. Sans compter les frais de thérapie. Les montants à la Cour des créances ne seraient pas représenta­tifs de ce que j’ai vécu.»

Elle-même réfléchit avec un comité pour trouver des solutions afin d’améliorer l’accès à la justice pour les victimes d’agressions sexuelles.

Sandrine Ricci, qui étudie la question des violences à caractère sexuel dans les université­s depuis plusieurs années, estime qu’il s’agit d’une propositio­n « attirante » qui «mérite d’être discutée et peut-être testée», mais elle émet aussi quelques bémols. «Sur le plan symbolique, on doit s’interroger sur le risque de trivialisa­tion d’un problème aux conséquenc­es parfois très graves en traitant celui-ci dans un tribunal des petites créances ».

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