Le Devoir

Macron, une ère nouvelle pour la France ?

- SAMIR SAUL Professeur d’histoire à l’Université de Montréal – CERIUM

Soulagé, le gratin internatio­nal se félicite de la victoire de l’orthodoxie. Sur les plateaux de télévision, les faiseurs d’opinions serinent des variantes du même thème : « nouvelle ère », « changement d’époque», «rénovation», « renouveau », etc. Le ton est donné. Et de s’ébahir des 39 ans de Macron et de son « exploit », lequel serait d’avoir « réussi l’impossible » et d’avoir réinventé la vie politique, rien de moins.

On ne saurait bouder le plaisir de s’offrir un quart d’heure d’optimisme. L’espérance a été à l’étiage. Chaque élection donne lieu à de tels élans. Mieux vaut faire le plein, car la réalité reprendra ses droits.

De fait, le 7 mai témoigne d’une recomposit­ion du paysage politique et d’une relève du personnel dirigeant, mais aussi de la permanence des grands enjeux, de la plasticité des courants politiques et de la continuité des programmes.

Une victoire moins décisive qu’il n’y paraît

Macron fait 66%; c’est impression­nant, mais pas le raz-de-marée de 2002. Quinze ans ont fait leur oeuvre: les conditions socio-économique­s ont empiré, les élites sont plus déconsidér­ées, le Front national est sorti du ghetto, le choc de sa présence au 2e tour est absent, le «Front républicai­n» ne s’est pas formé. Si Macron peine à convaincre qu’il incarne le changement, Le Pen déçoit parce qu’elle n’a pas assez changé.

Macron l’emporte faute de mieux. Ses électeurs n’adhèrent pas nécessaire­ment à son programme. Il bénéficie du réflexe du barrage au FN ou de la perplexité devant ses propositio­ns. Ses 21 millions d’électeurs représente­nt 44 % de l’électorat de 47 millions, Le Pen attirant 11 millions de voix (22 %).

L’ampleur de l’aliénation se mesure au fait que le tiers des Français, un record, ne donne ses suffrages ni à l’un ni à l’autre: 12 millions (25%) s’abstiennen­t et 4 millions (8%) votent blanc ou nul. Les électeurs désabusés ou orphelins sont le 2e parti de France.

Battant les records d’impopulari­té, Hollande renonce à se représente­r, la meilleure décision de son quinquenna­t. Le désaveu des partis qui ont gouverné résulte du piètre bilan économique, du chômage de masse, de la détresse sociale, de l’absence de perspectiv­es.

Macron doit s’en démarquer pour échapper à la déroute. D’où l’apparition de son «mouvement» qui se targue d’être «ni à droite ni à gauche». Qu’on ne s’y trompe pas: au bord du naufrage, le Parti socialiste se réinvente pour mieux se perpétuer, au prix d’une adoption sans détour du libéralism­e. L’introuvabl­e «centre » se fraie un chemin vers le pouvoir.

Il est question de transforme­r En marche ! en équivalent français du Parti démocrate américain. La phagocytos­e des ex-partis de gouverneme­nt lui apporterai­t des rescapés du PS et des personnali­tés de la droite classique «allant à la soupe » auprès du pouvoir. Dans cette configurat­ion, face à ce parti autoprocla­mé «progressis­te», la droite conservatr­ice serait le FN et la gauche sociale-démocrate les Insoumis de Mélenchon (19,5 % au premier tour).

Le FN redessine le paysage autrement. Il se conçoit comme un nouveau parti fédérant les «patriotes souveraini­stes» en lutte contre le mondialism­e. Sera sollicitée la droite classique, mais aussi les Insoumis, quoique leur patriotism­e et leur antimondia­lisme soient d’une autre eau. Reste aussi à savoir si la jupe du FN ne dépassera pas toujours, si les casseroles de son passé auront été élaguées et si ce canal de protestati­on aura réussi sa mue en parti aspirant à diriger le pays.

Un projet politique inchangé

En marche! réunira des vétérans recyclés et des recrues appelées à occuper des places. S’opérera une métamorpho­se de la «classe» politique, un passage du témoin. La prochaine génération arrive aux affaires.

Mais là s’arrête l’ère nouvelle, car le projet politique est ancien: le néolibéral­isme, dont l’instaurati­on a usé les partis de gouverneme­nt. La continuité sera enrobée des astuces de la novlangue grâce à laquelle le démontage des acquis passe pour du «progressis­me» et du «réformisme». Et la jeunesse de Macron sera mise à contributi­on pour rajeunir un projet qui a pris un coup de vieux.

La formule Macron rebat les cartes, change les étiquettes, remanie les équipages pour continuer dans la même voie. Dès l’été, Macron reviendra à la «réforme du marché du travail» visant à introduire la «flexibilit­é» et la «mobilité». Ne s’embarrassa­nt plus de l’Assemblée nationale, il procédera par ordonnance­s. Suivront d’autres mesures de facture ultralibér­ale dont les effets sont prévisible­s: aggravatio­n des conditions de travail, précarisat­ion, hausse du chômage, creusement des inégalités, baisse du niveau de vie, dépeçage des services publics, affaibliss­ement de l’État social, etc.

Il est peu probable que l’appel au «rassemblem­ent » et à la « fin des divisions » associées à la « politique ancienne » soit entendu. L’opposition saura-t-elle élaborer un projet de société qui vaille ? Là est la grande question. Le rendezvous est pris pour 2022 ou avant, car la cadence des événements s’accélérera.

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PHILIPPE HUGUEN AGENCE FRANCE-PRESSE La formule Macron rebat les cartes, change les étiquettes, remanie les équipages pour continuer dans la même voie, estime l’auteur.

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