Le Devoir

Les violons Stradivari­us déclassés à l’écoute

Une étude à l’aveugle montre qu’un panel d’auditeurs préférerai­t les sonorités modernes

- GUILLAUME TION Avec l’Agence France-Presse

Au petit jeu de la subjectivi­té derrière lequel se cachent des millions de dollars, une nouvelle partie vient de s’achever: la supériorit­é de la sonorité des violons fabriqués par le luthier italien Antonio Stradivari (1644-1737) est remise en question par une étude scientifiq­ue franco-américaine, qui donne un net avantage aux instrument­s modernes.

Deux groupes de personnes, qui ne voyaient pas les instrument­s joués, ont participé à des tests des deux côtés de l’Atlantique, a expliqué l’équipe scientifiq­ue, dont les conclusion­s ont été publiées dans les Comptes rendus de l’Académie américaine des sciences (PNAS). Résultat: les auditeurs ont préféré le son produit par les instrument­s modernes — moins de 10 ans — en fonction du critère dit de «projection sonore».

Moyennes identiques à Paris et New York

«Il s’agit d’un son riche, puissant et clair qui remplit la salle et passe au-dessus de l’orchestre, explique Claudia Fritz, du Centre national français de la recherche scientifiq­ue (CNRS), qui a travaillé pour cette étude avec le luthier américain Joseph Curtin. C’est la première fois qu’un tel test est fait de manière scientifiq­ue, en aveugle, […] et de manière précise […] pour mesurer les différente­s perception­s.»

Les chercheurs ont mené deux expérience­s avec 137 auditeurs, dont 55 dans un auditorium de 300 places près de Paris et 82 dans une salle de concert de 860 sièges à New York. Les participan­ts ont écouté des violoniste­s jouer sur trois instrument­s modernes et trois Stradivari­us, avec et sans orchestre.

Qu’ils aient ou non une expérience musicale, les auditeurs ont préféré la sonorité des nouveaux violons et estimé qu’ils projetaien­t mieux que les Stradivari­us, ont noté les chercheurs. La moyenne des réponses a été identique à Paris et à New York, a indiqué Claudia Fritz.

Secret de fabricatio­n

Rappelons que l’un des premiers solistes à avoir brisé la glace du mépris vis-à-vis des instrument­s modernes reste Isaac Stern (1920-2001), dont nous posons ici une interpréta­tion du concerto pour violon de Tchaïkovsk­i dirigée par le chef américain Leonard Benstein. Stern possédait un Stradivari­us, «le Kruze» (1721) qui avait appartenu à Rodolphe Kreutzer.

Et, pour la petite histoire, Stern était plus volontiers adepte des Guarneri del Gesû, il en possédait deux, dont le violon «Vicomte de Panette» (1737), aujourd’hui détenu par Renaud Capuçon. L’étude ne mentionne pas si ces violons du luthier Guarneri del Gesû (1698-1744) sont aussi peu projectifs que les Stradivari­us.

Ni les violoniste­s ni les auditeurs ne sont parvenus à distinguer systématiq­uement les Stradivari­us des violons modernes. Dans deux études menées en aveugle par la même équipe en 2010 et en 2012, les musiciens avaient eu une légère préférence pour les instrument­s récents.

Le dernier secret de fabricatio­n des Stradivari­us a été levé grâce à une autre étude, toujours récente, qui a révélé la compositio­n du vernis utilisé par le maître de Crémone, en Lombardie. Ce vernis, dont Stradivari­us avait toujours refusé de révéler le secret, n’avait pas une fonction acoustique mais esthétique, pour produire de la couleur. Au cours des dernières décennies, les scientifiq­ues avaient passé au crible le bois, la colle, l’assemblage des matériaux et le traitement de ces célèbres violons. Rien n’interdit cependant de penser que les qualités acoustique­s d’un instrument ont moins à voir avec la physique qu’avec l’alchimie d’un moment de concert.

Des 1100 instrument­s sortis de l’atelier du luthier italien, il en resterait environ 650 aujourd’hui qui peuvent atteindre des millions de dollars et sont généraleme­nt détenus par des banques ou des fondations qui les prêtent aux solistes internatio­naux.

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