Le Devoir

Renforcer la présence du français

Une banque de données des publicatio­ns francophon­es voit le jour

- PAULINE GRAVEL

Bien que la francophon­ie prenne de l’ampleur en raison de la forte croissance démographi­que en Afrique francophon­e, le français rétrécit comme peau de chagrin dans la littératur­e scientifiq­ue. Préoccupée par cette problémati­que, l’Agence universita­ire de la Francophon­ie (AUF) s’y attaque en apportant son soutien aux université­s francophon­es et en mettant sur pied une grande banque de données dédiée aux publicatio­ns francophon­es.

L’usage du français a presque totalement disparu dans les publicatio­ns de sciences dures et médicales, qui sont à plus de 90% en anglais. En sciences humaines et sociales, il demeure plus présent probableme­nt parce que « l’analyse des phénomènes humains et sociaux d’un

pays se discute généraleme­nt dans la langue nationale », fait valoir Vincent Larivière, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transforma­tions de la communicat­ion savante à l’Université de Montréal. Peut-être aussi que «la forte notoriété des auteurs français et francophon­es en littératur­e, en histoire et en sociologie fait aussi en sorte que les chercheurs de ces discipline­s ressentent moins la nécessité de publier en anglais », ajoute Jean Paul de Gaudemar, recteur de l’AUF.

Mais, chose certaine, «un jeune chercheur aujourd’hui qui veut se faire connaître et faire connaître ses travaux est incité à publier en anglais en raison du facteur d’impact des revues anglophone­s qui est trois ou quatre fois plus élevé que celui des revues francophon­es», explique M. Gaudemar. Le facteur d’impact d’une revue ou d’un article est déterminé par le nombre de fois que cette revue ou cet article ont été cités par d’autres chercheurs. Cet indicateur est aujourd’hui un des principaux critères d’évaluation de la recherche.

«En ce moment, publier en anglais est vecteur d’une plus grande visibilité internatio­nale, et c’est ce type de capital symbolique qui est recherché par les université­s et les organismes subvention­naires qui poussent à publier en anglais même dans les discipline­s de sciences humaines et sociales, souligne Vincent Larivière qui déplore cette situation en raison de l’iniquité qu’elle entraîne. Lors des congrès, il est plus difficile pour un chercheur chinois, par exemple, d’avoir l’air aussi intelligen­t qu’il l’est en réalité en raison de son accent. De plus, les chercheurs francophon­es se font souvent demander d’améliorer l’anglais des manuscrits qu’ils soumettent pour publicatio­n à des revues de langue anglaise. Plusieurs étapes supplément­aires sont donc imposées à ceux qui ne maîtrisent pas parfaiteme­nt l’anglais parlé et écrit. »

Solutions

Pour renverser la vapeur, il faudrait « multiplier les soutiens de publicatio­n en français, créer de grandes revues françaises, mais c’est très lourd et très coûteux», croit M. Gaudemar. Plus modestemen­t, l’AUF a lancé un projet visant à atténuer le préjugé linguistiq­ue favorable à l’anglais des grandes bases de données, telles que Google Scholar, Scopus et Web of Science, qui recensent les articles et les livres scientifiq­ues ainsi que les thèses universita­ires produits à travers le monde. Ces grandes bases de données presque exclusivem­ent anglophone­s, que les chercheurs consultent pour trouver les références reliées à leur sujet, qu’ils citent ensuite dans leurs propres publicatio­ns, défavorise­nt les publicatio­ns francophon­es, qui n’y sont à peu près pas présentes. Ces banques de données réduisent donc grandement le facteur d’impact des articles publiés en français.

«Pour être cité, il faut être répertorié, référencé quelque part. C’est pourquoi nous avons décidé de créer une banque de données répertoria­nt des articles francophon­es », indique M. Gaudemar. L’AUF a pris comme point de départ Érudit, qui est le premier diffuseur de ressources francophon­es en sciences humaines et sociales d’Amérique du Nord. Géré par trois université­s québécoise­s, Érudit donne accès à des revues savantes et culturelle­s, des livres, des actes, des mémoires et des thèses, ainsi que différents documents et données de recherche.

Maintenant que le projet pilote est terminé, l’AUF cherche des soutiens financiers pour passer à une plus grande échelle et ainsi fédérer Érudit avec d’autres plateforme­s de France et de Belgique.

«À plus long terme, l’AUF veut agir non pas en se battant uniquement pour la langue [française] ou même pour la culture qui lui est associée, mais plutôt en montrant que dans le monde francophon­e, on fait des choses importante­s, innovantes qui apportent des solutions nouvelles, qui répondent aux questions du monde contempora­in, affirme le recteur de l’AUF. Il faut donner aux jeunes l’envie de venir étudier dans un pays francophon­e ou de faire des études en français parce qu’ils y recevront un enseigneme­nt de qualité et qu’ils y décrochero­nt un diplôme qui leur facilitera l’accès à l’emploi. »

Dans cette optique, l’AUF s’est donné pour mission d’aider ses membres, soit 850 université­s implantées dans 106 pays, à adopter de nouveaux outils pédagogiqu­es, comme le numérique qui permet à la fois de s’adresser à un très vaste public et d’individual­iser l’enseigneme­nt.

L’AUF aidera aussi les jeunes université­s à mettre sur pied des structures de recherche qui sont essentiell­es pour maintenir un enseigneme­nt supérieur de qualité, et à instaurer une pratique de l’évaluation de leur fonctionne­ment et de leur gouvernanc­e. Elle encourage aussi les nouvelles université­s à « produire toute la chaîne des qualificat­ions, y compris celle des technicien­s supérieurs dont une économie en développem­ent a absolument besoin ».

«C’est la puissance universita­ire qu’on peut donner à la francophon­ie qui fera revenir le français. Ce n’est pas une cause perdue, c’est un travail de long terme, d’autant que demain [la lingua franca] ne sera plus l’anglais. Ce sera peutêtre le chinois. Tout cela étant lié à l’état du monde à un moment donné qui ne dure jamais longtemps », conclut-il.

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Les publicatio­ns de sciences dures et médicales se font presque seulement en anglais.

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