Le Devoir

Le brûlot Netflix à Cannes

- otremblay@ledevoir.com ODILE TREMBLAY

Le 70e Festival de Cannes démarre la semaine prochaine. Il était moins une pour les grands coups de théâtre. Et pourtant… Après maints soubresaut­s, rumeurs, craintes, grondement­s et jeux de coulisses, ses dirigeants déclaraien­t forfait: les deux films financés par Netflix en lice pour la Palme d’or,

The Meyerowitz Stories de l’Américain Noah Baumbach et Okja du Sud-Coréen Bong Joonho, ne sortiront pas dans les salles françaises.

Les bonzes du rendez-vous, qui avaient défendu la cause d’une diffusion au grand écran auprès de la plateforme numérique aux 98 millions d’abonnés, déplorent sa fin de non-recevoir.

Des bruits voulaient que ces deux films-là soient retirés de la course, faute de consensus. Il n’en est rien, donc. Une règle interdit la sortie simultanée en salle et en ligne. Le cinéma a préséance, plus tard la plateforme numérique. Amazon s’y plie avec meilleure grâce que Netflix. Et voilà !

Gageons que les deux rejetons du virage numérique se feront regarder de travers à leurs projection­s cannoises. On suivra ça sur place.

Plus importante volte-face: dès 2018, face à l’ire de l’industrie hexagonale, une modificati­on aux règles internes forcera les oeuvres en compétitio­n à Cannes à obtenir distributi­on en salles françaises. Feu vert à Netflix cette année, feu rouge dès l’an prochain! Le festival se lie les mains.

Les exploitant­s de salles, se sentant trahis par leur meilleur allié, tempêtaien­t à l’idée qu’une éventuelle Palme d’or échappe à leurs écrans. Des voix hurlaient au scandale face à un éventuel palmarès Netflix. L’ombre des lendemains cinématogr­aphiques dématérial­isés plane sur l’industrie. En France, les temples du 7e art résistent mieux qu’ailleurs, mais la vague est ailleurs.

Les dirigeants des grands festivals sont des funambules, en équilibre instable sur leur fil. Cannes enfante depuis longtemps son propre mythe. D’où sa responsabi­lité morale face aux joueurs traditionn­els. Il doit jeter également ses filets pour les prises d’avenir. Tout change si vite. Plus une institutio­n s’ancre en profondeur, plus lente est-elle à bouger, fustigée alors, et sous menace de repli passéiste.

Ménager la chèvre et le chou

Ambiance! Place à l’édition du 70e anniversai­re: le festival n’avait pas besoin de marches d’appui aux exploitant­s, avec porte-voix en mains sur la Croisette en folie. Déjà sous haute tension de contrôle policier en terreur d’attentats, fallait pas lui ajouter de charges d’explosifs.

Les Français, ça manifeste. Et après leur présidenti­elle en montagnes russes, quelques rancoeurs résiduelle­s pourraient s’affirmer. Ne pas marcher sur la queue du chat d’abord. Calmer le jeu.

Dans leur communiqué de mercredi, ses dirigeants tentaient de cajoler Netflix, se disant en substance heureux d’accueillir un nouvel investisse­ur au cinéma… tout en lui barrant la voie dès l’an prochain. Double message. Et un malaise palpable.

Les voies d’avenir à Netflix et autres producteur­s du Web appelés à multiplier les oeuvres de qualité seront bloquées à Cannes quand le TIFF de Toronto et autres grands concurrent­s leur ouvrent les bras… Le monde de la culture en mal de remparts doit porter aussi des antennes. Va pour l’exception culturelle. Mais pas simple!

Les Américains se font déjà tirer l’oreille pour lancer leurs films au chic rendez-vous de la Côte d’Azur, éloigné dans sa case printanièr­e de la saison pré-Oscar. Ajoutez les contrecoup­s des féroces critiques de Cannes qui irritent les

majors. Cette fois, la plateforme numérique américaine est soumise au ballottage.

L’Ancien Monde affronte le nouveau dans un univers en mutation où le consommate­ur s’abreuve de plus en plus au numérique. Situation crève-coeur: les grands festivals amoureux de cinéma ne peuvent demeurer dans leur tour d’ivoire sans s’affaiblir.

Cannes a tenté de s’ajuster, en présentant des séries télé — une première là-bas cette année — et en flirtant avec Netflix, qui enfante des films de qualité par-dessus la tête des joueurs de la ligue. À l’heure où les traités internatio­naux vacillent devant l’assaut du numérique en extraterri­torialité, l’inquiétude est de mise, aussi la lucidité.

L’an prochain, soit Netflix accepte de faire patienter ses abonnés en lançant d’abord ses films en salle sous couvert de compétitio­n cannoise, soit le grand festival français rate le coche de l’avenir.

Certains militent pour modifier la règle d’or des médias interdisan­t une diffusion simultanée sur grand écran et en ligne. Guère plus avancées, les salles de cinéma y perdraient l’avantage de la primeur. À éviter !

Les géants du numérique, en position de force, peuvent sacrifier bientôt les tribunes traditionn­elles qui résistent à leur bulldozer. Cannes a un an pour tenter d’apaiser leur courroux, mais a déjà annoncé ses couleurs pour 2018. Voilà le grand rendez-vous de films en état de résistance précaire. Ça ne pourra durer. On lui souhaite de trouver de nouvelles munitions pour la défense des oeuvres sur les territoire­s de demain. Tant de beaux palais dorés sont ailleurs en fin de règne écroulés…

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