Le Devoir

Marc Levy, un Victor Hugo en devenir ?

Parler critique, mépris des élites et défense de la démocratie avec l’écrivain populaire

- FABIEN DEGLISE

Claude Lelouch ne serait pas un grand cinéaste et quatre hommes sont en train de l’affirmer, attablés dans un restaurant en France. C’est l’écrivain Marc Levy, rencontré par Le Devoir à Montréal cette semaine, où il est passé en coup de vent pour parler de son nouveau roman, La dernière des Stanfield (Robert Laffont/Versilio), qui relate la scène pour en avoir été témoin, il y a quelques années.

«J’écoutais discrèteme­nt, dit-il. Pour un des quatre, Lelouch n’avait fait au mieux qu’un grand film: Un homme et une femme [1966]. Un deuxième s’est opposé, en disant que le seul grand film de Lelouch, c’était Les uns et les autres [1981], et les deux autres ont brouillé les cartes en affirmant que son seul chefd’oeuvre, c’était La bonne année [1973] pour l’un et Itinéraire d’un enfant gâté [1988] pour l’autre. Ça m’a amusé. On était parti d’un postulat voulant qu’il n’était pas un grand cinéaste et au bout du compte, on venait de lui attribuer quatre grands films.» Claude Lelouch, réalisateu­r singulier et un tantinet simpliste que les élites et la critique aiment mépriser, défendu par Marc Levy, romancier des masses sur lequel les intellectu­els aiment surtout lever le nez: la scène ne manque pas d’ironie et force du coup la question: Marc Levy est-il le Claude Lelouch de la littératur­e? Est-il ce créateur libre, qui se moque des étiquettes, qui n’a pas l’esprit grégaire — profession­nellement, s’entend? Est-il cet artisan dont le travail est salué par le public mais descendu en flèche, avec un rictus, par la critique dite sérieuse?

Le principal intéressé sourit, puis s’avance avec prudence: «Ce serait un titre honorifiqu­e pour moi qui n’ai jamais eu l’honneur d’un Oscar, contrairem­ent à Lelouch», dit-il. Ça s’est passé en 1967: Oscar du meilleur scénario original pour Un homme et une femme. «Mais si vous mettez ça en bandeau sous le titre de votre article, “Marc Levy, le Lelouch de la littératur­e”, ça va encore me faire une étiquette de plus à porter. Or, comme lui, on n’a jamais réussi à me faire rentrer dans une boîte. Si notre milieu nous stigmatise, c’est peut-être parce que nous sommes tout simplement nous-mêmes, que nous ne cherchons pas à être autre chose. Et parce nous trouvons que le monde autour de nous se prend un peu trop au sérieux. »

Honnête et franc, Marc Levy est aussi un bon calculateu­r, même s’il se défend d’appliquer à la littératur­e, par ses romans qu’il sort à la chaîne, ce que d’autres font à l’art pictural avec la peinture à numéro. «Ceux qui disent ça de mes romans ne les ont certaineme­nt pas lus, lance-t-il, l’oeil pétillant et la voix calme d’un homme qui vient de s’user à faire New York-Montréal en avion en neuf heures, la faute à un vol manqué, à un changement d’aéroport et à une attente interminab­le aux douanes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Mon premier roman [Et si c’était vrai] était une comédie romantique. J’ai écrit par la suite un drame en milieu humanitair­e, deux romans d’aventures, deux romans policiers, un thriller politique, un livre historique et aujourd’hui une saga. En dix-sept livres, j’ai changé neuf fois de genre. Allez me chercher un auteur qui change aussi souvent de genre et qui en plus calcule ce qu’il écrit.»

En effet, placé sous la complaisan­ce du regard, La dernière des Stanfield, nouvelle pièce apportée à l’édifice Marc Levy, peut effectivem­ent être qualifiée de saga familiale qui laisse son intrigue se promener entre aujourd’hui et les années 1980, entre Londres et les Cantonsde-l’Est au Québec en passant par Baltimore et New York, pour décupler le plaisir d’une lecture coupable. Une saga qui parle d’art et d’histoire et commence par une lettre anonyme reçue par une journalist­e du National Geographic vivant à Londres. Elle s’appelle Eleanor-Rigby. Cette lettre en évoquant un secret va la rapprocher d’un certain George-Harrison, ébéniste du Québec. Si à ce moment précis vous fredonnez des chansons des Beatles, sachez que c’est sans doute ce que Marc Levy a voulu en baptisant ainsi ses personnage­s.

Une critique plus fine pourrait souligner le caractère prévisible de l’intrigue, la caricature des lieux, des profession­s, des décors et des personnage­s qui se perdent dans leur propre réduction et dans trop de bons sentiments. Elle pourrait également souligner cette écriture qui ne laisse aucune place à l’imaginatio­n et qui fait surtout résonner chaque phrase dans la tête du lecteur ou de la lectrice, comme un exercice de lecture mécanique, à voix haute. Elle pourrait aussi être plus caustique, et Marc Levy ne s’en offusquera pas.

«Je n’en veux jamais aux critiques, dit-il. À partir de mon cinquième roman, certaines m’ont même été profitable­s en soulignant à gros traits le fait que j’exagérais un peu dans les descriptio­ns. Depuis, j’y pense un peu plus quand j’écris.» Il ajoute: «Le caractère populaire de l’art, qu’il soit question de littératur­e, de musique, de cinéma, a toujours dérangé les élites intellectu­elles. Mais ces élites ne peuvent soutenir que ce qui plaît beaucoup est forcément mauvais sans tomber dans les contradict­ions. Tout cela m’amuse. Si vous saviez ce que les milieux intellos disaient de Victor Hugo à son époque... C’était épouvantab­le. »

«Mais le temps a une douceur exquise», fait-il remarquer en notant que l’écrivain belge Georges Simenon, père des histoires du commissair­e Maigret, oeuvre que les critiques ont taxée de littératur­e légère, de roman de gare, est aujourd’hui publié dans La Pléiade. Il mentionne aussi Agatha Christie, parle de Stephen King, devenus classiques ou icônes de la littératur­e avec des oeuvres jugées mineures par les bien-pensants de leur temps.

« À l’heure où les livres et la presse sont les derniers remparts de notre démocratie, la responsabi­lité des intellos devrait surtout être de donner l’envie de lire plutôt que de mépriser certaines lectures pour s’assurer d’être la seule caste autorisée à lire, dit Marc Levy avec sans doute un peu plus de lucidité que de rancoeur ou d’amertume. Il y a une profonde contradict­ion à se faire le protecteur du livre et à vouloir être le seul à pouvoir le lire. La littératur­e, c’est un grand escalier. Personne n’a jamais monté un grand escalier en commençant tout de suite par les plus hautes marches. Si vous détruisez les marches inférieure­s, vous ne pourrez plus permettre à d’autres d’atteindre celles qui sont au-dessus.»

Et tout à coup, dans les effluves de la tisane que Marc Levy est en train de boire, La dernière des Stanfield, une création littéraire placée sans l’ombre d’un doute sur les premières marches de l’escalier, prend alors une tout autre couleur, invitant finalement à s’arrêter sur elle, pour mieux aller voir plus loin.

LA DERNIÈRE DES STANFIELD Marc Levy Robert Laffont/Versilio Paris, 2017, 480 pages

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NASTASSIA BRAME/ROBERT LAFFONT Marc Levy
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