Le déluge : notre maison est une matrice, notre seconde peau
De l’eau dans la cave de Maslow
Je ne peux m’empêcher d’avoir le coeur serré même si je vis au 8e étage. Les entendre, comme ça, refouler des sanglots à la radio, comme un égout qui ravale de travers. Il pleure dans leur coeur comme il pleut sur la banlieue. L’humidité, c’est comme le reste, trop, c’est comme pas assez.
Je les entends et je me retrouve emportée par les crues de la mémoire, assise sur les marches d’un escalier il y a plus d’une quinzaine d’années, mise à la rue au lendemain d’un sinistre incendie. Je n’étais même pas propriétaire et j’étais assurée. Mais l’attachement à une idée qu’on se fait de la sécurité ici-bas ; mon chat préféré de toute ma vie, asphyxié; mon bureau foutu (pour une travailleuse autonome, la survie); une vieille armoire couleur miel de mon enfance, calcinée; mes bijoux de famille pris dans un pain, fondus ; la suie sur l’âme et le motton au fond de la gorge. Ça, oui, j’ai connu.
La relocalisation durant trois mois, les rénos à superviser, l’entreprise de sinistres à coller au cul et à menacer de fraude, la paperasse, encore la paperasse, racheter l’essentiel en une soirée avec ma copine Mimi (une optimiste lente), qui me regardait dépenser des milliers de dollars en équipement électronique (ordi, imprimante, téléphone, fax), essayer pêle-mêle pyjamas et manteaux, oui, ça remonte à la surface. Ça flotte toujours.
L’urgence et l’instinct de survie mêlés de désespoir sont une adrénaline particulière combinée aux éléments qui se déchaînent. Le feu, l’eau, le vent, la terre qui tremble nous ramènent à notre humaine condition. Et quand tu as des enfants en plus, ton instinct de protection s’ajoute à l’épuisement.
J’ai beaucoup réfléchi au lien qui nous unit à la maison. Comme j’y travaille aussi, j’y ai passé autant de temps qu’une «femme au foyer», soit, si j’étale sur 34 années de carrière, 70720 heures de plus (à 40 heures/semaine) qu’une travailleuse qui quitte son logis du matin au soir. Sans compter les heures de transport. À la fois disciple de la pyramide de Maslow et affligée d’un syndrome de domesticité aiguë, j’aime «mes» maisons (ou appartements), je les cajole, les décore, les astique, les dorlote, les considère comme un membre de la famille.
Chacune a eu sa personnalité, ses petits défauts attachants, ses humeurs changeantes sous l’éclairage des saisons. Une maison est un être «vivant», une matrice et notre seconde peau, un paratonnerre, un refuge, le repli stratégique, la planque des jours râpeux comme une langue de chat et le nid douillet des matins couettes. Quand tout fout le camp, il reste la maison. Home, sweet home. Alors, pleurer pour un toit, pour ses souvenirs détrempés, pour une vie matérielle et immatérielle à vau-l’eau? Oui, mon coeur se serre avec eux.
Pas nés de la dernière pluie
Contrairement aux sans-abri, nos sinistrés de la dernière pluie ont un filet de sécurité et bénéficient de la sympathie populaire. Des ministres se déplacent, l’Assemblée nationale a suspendu ses travaux cette semaine, des bénévoles remplissent des sacs de sable et l’armée déploie ses effectifs. Je ne veux minimiser en rien leur épreuve. Dans l’échelle Richter de la résilience, on conjugue mieux au «nous» qu’au je-suisseul-au-monde. À plusieurs, on s’en sort mieux, ne serait-ce que parce qu’on peut pleurer sur une épaule compatissante qui passe par là.
Ça me rappelle cette amie d’amie qui me téléphone l’année dernière pour parler de l’incendie qu’elle venait de traverser. Elle avait besoin de partager l’expérience avec quelqu’un qui comprenait son épreuve. Même sa psy ne saisissait pas l’ampleur du vide. La mienne m’avait dit, à l’époque: «Il n’y a rien qui peut déstabiliser un individu comme un incendie. C’est violent et ça attaque la maison.» Elle sous-entendait plein de choses par là. Cela atteint les fondations de notre inconscient. Même les nomades ont un toit.
Quant à cette pauvre fille, pigiste comme moi, qui avait perdu son chien dans son désastre, elle avait eu cette remarque inquiète: « Mais, si moi j’ai du mal à y arriver, sans changer de langue ni de pays, comment ils font les réfugiés syriens?» C’est juste, et ça nous fait un peu mieux relativiser ce qu’est l’essentiel dans le deuil. Je lui ai dit que le temps passerait, que dans un an elle serait ailleurs, reconstruite. Un an plus tard, j’ai appris qu’elle était tombée amoureuse. Comme quoi on peut toujours retomber dans un filet.
L’arche de Noé
Mon B est sorti de sa torpeur songeuse d’adolescent. Je parlais seule, comme dab’, lui faisant voir les photos. «Ça se passe ici!?» s’est-il enquis, soudainement plus intéressé. Il n’en revenait pas que des compagnies d’assurances n’assurent pas automatiquement pour tout. «Mais à quoi elles servent?!» À pomper du fric, mon B.
Les sinistres aquatiques nous permettent au moins de sortir les photos, l’ordi et les tasses de porcelaine de grand-maman. Le chat, même… toutes choses qui ne valent pas grandchose aux yeux d’une compagnie d’assurances.
Je lisais mon collègue Alexandre Shields, cette semaine, sur les changements climatiques et ces catastrophes récurrentes; davantage de précipitations l’hiver et au printemps sur le Québec. Le cocktail idéal pour voir et revoir ces scènes du déluge et leurs arches de Noé improvisées. Combien l’armée va-t-elle coûter au fédéral? Combien les indemnisations vont-elles aller chercher au provincial? Et les villes? Mais, qu’on se rassure, Fort McMoney va nous acheminer l’argent sale du pétrole pas propre. Monsieur Trudeau est venu remplir des sacs de sable dimanche. J’ai vu une photo qui n’était pas un selfie. Le sable, bitumineux ou pas, c’est un peu sa spécialité.
Des sinistrés climatiques chez nous? Qui l’eût cru? Même la Croix-Rouge a un fonds «Inondations printanières».
Mais, soyons optimistes et laissons-nous sur une note résiliente, on ne sait jamais, c’est peutêtre contagieux. Certains sont plus doués pour faire de la limonade avec les citrons de la vie. De toutes les anecdotes de solidarité, celle que je préfère, c’est ce restaurateur syrien qui a décidé d’offrir des repas gratuits aux sinistrés « pour redonner aux Québécois ». À muhammara donné, on ne regarde pas le pita, mais on peut admirer d’où il vient et ce qu’il peut suggérer: «Toi aussi, tu t’en sortiras.»
«Ô bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits! Pour un coeur qui s’ennuie, Ô le chant de la pluie! Il pleure sans raison Dans ce coeur qui s’écoeure. Quoi! nulle trahison?… Ce deuil est sans raison.»
Paul Verlaine