Le Devoir

Scènes de campagne

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Les campagnes politiques sont ainsi faites qu’on n’a pas le temps de réfléchir. Les déclaratio­ns succèdent aux déclaratio­ns, les événements aux événements. Et pourtant, il y a certains moments de grâce où l’on a le sentiment d’attraper l’Histoire par le cou pour lui faire dire quelques petites vérités. Des moments rares où un petit éclair jette un peu de lumière sur ce qui ne serait sinon qu’un grand paysage flou.

S’il fallait désigner la parole la plus brillante entendue dans cette campagne présidenti­elle française, le choix s’imposerait de lui-même. Elle n’est pas venue d’un politique et encore moins d’un journalist­e. C’était une parole hésitante, comme toutes celles de Michel Houellebec­q. L’écrivain était invité sur le plateau de France 2.

«J’ai suivi cette campagne avec un sentiment de malaise, qui s’est peu à peu transformé en honte, a-t-il dit. […] La deuxième France, la France qui est périphériq­ue, celle qui hésite entre Marine Le Pen et rien, je me suis rendu compte que je ne la comprenais pas, que je ne la voyais pas. » Et l’écrivain d’avouer, honteux, qu’il ne pourrait pas écrire un roman sur près de la moitié de ses compatriot­es. «Et pourtant, je viens de cette France », a-t-il dit.

À côté des «sachants» qui ont fait semblant de dire «ouf!» sitôt le vote passé, alors qu’il n’y a jamais eu le moindre doute que Marine Le Pen serait battue, après qu’on eut traité cette France de tous les noms d’oiseaux : «populiste», « facho », « fermée », « rétrograde » et « réactionna­ire», l’écrivain a eu le courage de dire qu’il ne savait pas. Qu’il se refusait à juger des gens qu’il ne connaissai­t pas et dont, de toute évidence, les médias ont déjà cessé de parler.

«Pourquoi des helpers ?» Nous étions au stade de Bercy. Emmanuel Macron se faisait attendre et j’arpentais le parterre à la recherche d’un visage. C’est là que je suis tombé sur un jeune bénévole affable avec un carton jaune au cou où il était écrit «helper». Alors, j’ai posé la question. Le pauvre n’a d’abord pas compris de quoi je parlais. J’ai donc redemandé pourquoi tous ces étudiants imberbes probableme­nt inscrits dans des écoles de commerce réputées se désignaien­t en anglais. Comme si «bénévole», «aide» ou «volontaire» n’aurait pas fait l’affaire.

Le pauvre était interloqué. Puis, la gêne est venue. «C’est vrai qu’on aurait pu l’écrire en français », a-t-il dit avec un petit air honteux en reconnaiss­ant mon accent québécois. Et le malheureux d’avouer enfin: «C’est comme ça qu’on dit chez Obama.»

Je me suis alors rappelé la campagne de Ségolène Royal en 2007. Tout était en français, à commencer par les chanteurs sur scène. La candidate aimait se faire photograph­ier au café un verre de vin à la main. C’était la France du Bataclan. Celle qu’on a voulu assassiner sur les terrasses. En dix ans, la métamorpho­se est radicale. On pourrait parler de capitulati­on. Chez Macron, l’anglais est omniprésen­t. Cela va des start-up aux open spaces, en passant par les T.T. (Trending Topic on Twitter). Et la techno a depuis longtemps remplacé Benjamin Biolay et Zaz.

Le style aussi s’est américanis­é. Chanter l’hymne national la main sur le coeur, comme on le fait à la Maison-Blanche, on n’avait jamais vu ça. Et puis, cette famille «royale» qui monte sur scène, à l’américaine, c’est vraiment nouveau. Comme si la France manquait de traditions monarchiqu­es. Il en va de même de ce statut de la «première dame» que le nouveau président a promis de créer mais qui révulse 68% des Français. À une époque où l’on veut interdire aux députés d’engager leur épouse comme assistante, fût-elle qualifiée, il faudrait donc créer un statut pour un homme ou une femme qui n’aurait de comptes à rendre à personne et ne pourrait être démis de ses fonctions qu’en divorçant? S’ils résistent, c’est que les Français n’ont pas encore compris que la «peopolisat­ion» de la politique ressuscita­it les habitudes de la cour avec son cortège de favoris et de courtisans. Alors, pourquoi pas une première dame ?

«On a gagné!» Le cri était spontané. Et il suscita tout de suite de larges sourires. Pourtant, quelques-uns restaient de marbre. «C’est tout de même qu’on a gagné!» a répliqué ma voisine. Cela ne se passait pas dans une assemblée de partisans d’Emmanuel Macron ni au bistrot du coin. Nous étions entre journalist­es à siroter un café en attendant une conférence de presse, 48 heures à peine après le vote du second tour. Parmi la vingtaine de collègues présents, plusieurs ne cachaient pas leur joie. Ils avaient le sentiment d’avoir gagné. Cela allait de soi. Pourquoi le cacher ? Après tout, Emmanuel Macron était «notre» candidat. Il était de «notre» monde. Il aurait pu être «notre» voisin. On partageait la même culture. On fréquentai­t les mêmes restaurant­s. On lisait les mêmes livres.

Pourquoi bouder sa joie? Bref, la bonhomie était de mise. Jusqu’à ce qu’un confrère avec un fort accent d’Europe centrale casse l’ambiance: «Ce n’est pas ma conception du journalism­e!» Le silence est soudaineme­nt revenu, lourd et glacial. Heureuseme­nt, la conférence a commencé…

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CHRISTIAN RIOUX à Paris

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