Le Devoir

Ceci n’est pas une catastroph­e naturelle

- ARNAUD THEURILLAT-CLOUTIER Enseignant de philosophi­e au collège Jean-de-Brébeuf et doctorant en sociologie à l’UQAM

Dans les derniers jours, le ciel nous est tombé sur la tête. Des milliers de résidences ont été inondées, des centaines de personnes évacuées. Les rivières pourront bientôt retrouver leur lit, l’humanité, elle, continuera de se retourner dans son lit, perturbée dans son sommeil par la multiplica­tion des catastroph­es climatique­s.

Ces catastroph­es ne sont plus aussi naturelles qu’elles y paraissent. Au Québec, selon l’Institut national de santé publique, en plus d’étés plus chauds, nous aurons entre autres droit à davantage d’orages, de pluies intenses et d’inondation­s, à l’image de celles du Saguenay (1996), des Bois-Francs (2003) et de la rivière Richelieu (2011). Depuis que des relevés de températur­es existent (1880), les cinq records de chaleur mondiale ont eu lieu au XXIe siècle (2005, 2010, 2014, 2015, 2016). Bienvenue dans l’anthropocè­ne, première époque de l’histoire de la Terre où l’activité économique humaine se fait une force géologique et climatique !

Plusieurs scientifiq­ues considèren­t aujourd’hui comme irréaliste la possibilit­é de limiter le réchauffem­ent climatique à 2 °C. Les scénarios les plus probables parlent d’un réchauffem­ent de 4 °C d’ici 2070-2080… Concrèteme­nt, les conséquenc­es seraient brutales: un milliard de personnes auraient difficilem­ent accès à l’eau potable, 50 % des habitants des zones inondables devraient faire face à des risques d’inondation­s accrus, les pays du Sud perdraient 30% des terres cultivable­s, entraînant des flots de réfugiés climatique­s, etc.

Les inondation­s des derniers jours sont la manifestat­ion naturelle d’une catastroph­e sociale: notre incapacité à nous passer des énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz), principale­s productric­es des gaz à effet de serre. En fondant l’industrial­isation capitalist­e sur le charbon dès le XIXe siècle, puis le développem­ent du transport sur le pétrole dès le début du XXe siècle, nous avons ouvert une boîte de Pandore que nous n’arrivons plus à refermer.

Enfer climatique

Les bouleverse­ments climatique­s se révèlent comme un retour du refoulé civilisati­onnel par lequel nous apprenons avec douleur que nous ne sommes plus maîtres dans notre propre demeure. Les temps qui s’annoncent vont rapidement nous brûler les ailes et nous forcer à l’humilité.

Comme les glaciers, l’espoir fond dans notre enfer climatique. Aux dépression­s économique et météorolog­ique s’ajoutera inévitable­ment — si ce n’est déjà fait — la dépression psychique généralisé­e. Ceux qui dépriment déjà autour de nous ont peut-être une conscience accrue de la souffrance sociale qu’engendrero­nt les cataclysme­s climatique­s. Le premier ministre Couillard nous ment lorsqu’il affirme que nous avons «encore quelques jours difficiles devant nous » : nous avons plusieurs décennies difficiles devant nous.

Comme le remarque Clive Hamilton, le déni quant aux changement­s climatique­s est compréhens­ible: il s’agit après tout d’une réaction de défense normale contre le désespoir. À bien des égards, nous carburons tous à l’espoir d’un avenir meilleur. Et la perte de nos rêves est psychologi­quement tout aussi réelle que la perte des objets que nous possédons déjà. Mais aujourd’hui, il va falloir commencer à faire le deuil d’un avenir prospère et accueillan­t pour nos enfants: le monde se réchauffe et se réchauffer­a encore.

Le défi de notre époque consistera à accepter la réalité climatique et à ne pas sombrer dans l’inertie, les drogues ou l’alcool. Nous avons besoin d’une forme paradoxale de mélancolie active, car la réponse la plus efficace à la dépression reste l’engagement dans notre milieu. Nous ne pouvons pas échapper au réchauffem­ent climatique, mais nous pouvons le ralentir. Nous pouvons tenter d’atténuer les effets de la crise écologique, tout en évitant qu’une poignée de riches et puissants ne se sauvent avec l’arche de Noé, laissant femmes, personnes racisées, pauvres, malades et personnes âgées en proie à la montée des eaux.

Au Québec, il faudrait commencer par bloquer par tous les moyens l’oléoduc Énergie Est, qui permettrai­t d’augmenter la production des sables bitumineux, et par retirer notre argent des énergies fossiles. Le directeur de la Caisse de dépôt et placement du Québec, M. Sabia, justifie ces investisse­ments au nom de l’intérêt supérieur et politiquem­ent neutre des épargnants. Ceux qui prétendent ne pas faire de politique font en réalité la pire des politiques: ils sacrifient l’humanité future sur l’autel des rendements abstraits du capital financier. Ce ne sont pas parce qu’ils portent la cravate qu’ils ne sont pas cavaliers de l’Apocalypse. À une situation historique radicale, il faut une réponse radicale. Un jour, lorsque le printemps ne viendra plus, il faudra un printemps écologique et social.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Les inondation­s des derniers jours sont la manifestat­ion naturelle d’une catastroph­e sociale: notre incapacité à nous passer des énergies fossiles, principale­s productric­es des gaz à effet de serre.

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