Le Devoir

Au fondement de la question de l’échec en éducation

- PIERRE-LUC DESJARDINS Candidat au doctorat en philosophi­e et chargé de cours à l’Université Paris-1 Panthéon Sorbonne/Université de Montréal

Dans la foulée de la révélation du « scandale de la note de passage » entourant l’évaluation dans les établissem­ents scolaires du Québec, il sera de bon ton pour quelques jours de s’indigner publiqueme­nt et de sortir dans les médias pour se prononcer en 300 mots contre la culture de la médiocrité qui mine le système d’éducation québécois. On rappellera ici la formation lacunaire des maîtres, et là l’absence de soutien et de ressources accordés aux professeur­s, de même que la culture administra­tive nuisant à l’enseigneme­nt.

Pourtant, on peut déjà prévoir qu’un problème fondamenta­l ne sera mentionné de part et d’autre que du bout des lèvres, toujours sans gratter plus loin que la surface. Il s’agit du problème de l’idéologie dominante dans le système d’éducation québécois — un problème aussi insidieux et difficile à définir que la notion même d’idéologie, variable toujours présente, tacitement, dans tout discours. Cette idéologie est celle du néolibéral­isme.

Nous pouvons circonscri­re le concept de néolibéral­isme à l’aide de deux caractéris­tiques fondamenta­les, dont on observe aisément les impacts dans la sphère politique québécoise : 1. La réduction du politique à l’économique, qui s’opère lorsque les questions politiques fondamenta­les se voient offrir des réponses exclusivem­ent économique­s ; elle a pour corollaire la transforma­tion du citoyen en travailleu­r ou en client; 2. La réduction du collectif à l’individuel, qui a lieu lorsque des enjeux collectifs sont ramenés à l’intérêt de l’individu, lequel intérêt est perçu comme entrant en conflit avec celui de la collectivi­té.

À l’école du néolibéral­isme

S’il est normal de vouloir que l’enseigneme­nt dispensé aux jeunes Québécois conserve un aspect «pragmatiqu­e», la soumission de notre compréhens­ion de l’éducation à l’idéologie néolibéral­e nous pousse à concevoir l’école comme un lieu de formation où développer des compétence­s utiles (lire: «utilisable­s»), où la pertinence des savoirs développés se mesure à l’étalon de leur capacité à être mis à profit immédiatem­ent sur le marché du travail. C’est également la double réduction néolibéral­e qui nous pousse à concevoir l’éducation comme subordonné­e à la recherche d’emploi — à concevoir la diplomatio­n non comme ce qui chapeaute le déploiemen­t patient et prolongé d’efforts nécessaire­s à la transforma­tion de soi et au développem­ent du jugement critique, mais comme l’embryon de la reconnaiss­ance profession­nelle.

Ainsi, dans un contexte où la fin ultime de l’éducation est l’emploi et non l’éducation ellemême, comprise comme « formation citoyenne», la diplomatio­n devient un droit inaliénabl­e du futur travailleu­r, que l’échec retient «injustemen­t» sur les bancs d’école, l’empêchant d’atteindre sa fin réelle.

La logique néolibéral­e ne nous permet pas de penser qu’il soit juste de faire échouer à son cours de français un élève appelé à faire des sciences naturelles; ou, pour transposer le problème en contexte collégial, ces outils ne nous permettent pas de penser la légitimité du fait de faire échouer en philosophi­e un étudiant appelé à faire des études de médecine, dans la mesure où un tel échec lui nuirait « inutilemen­t » sur le plan profession­nel.

En ne concevant pas le parcours scolaire comme une fin en soi, comme une étape permettant de former des individus ou des citoyens plutôt que des employés, on oublie le rôle fondamenta­lement politique que doit jouer l’éducation en contexte démocratiq­ue. Lorsque l’éducation devient un «choix personnel» — un moyen d’obtenir un meilleur emploi, par exemple —, on oublie qu’une population peu ou mal éduquée est également une population à qui manquent la culture, le sens historique, le jugement critique nécessaire­s à une compréhens­ion réelle de ses droits.

Qui plus est, en concevant le développem­ent intellectu­el de l’individu comme subordonné à sa vie profession­nelle, on entretient une culture de la médiocrité où l’on voit mal pourquoi il faudrait en savoir davantage que ce qui est directemen­t utilisable dans le cadre extrêmemen­t limité du travail rémunéré.

En définitive, le fait de s’étonner, de s’indigner de temps à autre collective­ment de certaines pratiques douteuses entretenue­s par les directions scolaires ne résoudra pas le problème fondamenta­l, qui se trouve dans la dimension idéologiqu­e. Seul un changement dans la culture institutio­nnelle du réseau public et dans la vision de l’éducation mise en avant par nos élites politiques nous permettra de nous affranchir de la conception néolibéral­e au profit d’un système d’éducation qui, sans abandonner l’objectif de neutralité axiologiqu­e de l’enseigneme­nt, demeure conscient du caractère irréductib­lement politique de sa mission.

Ce caractère politique ne pourra lui-même être accompli sans un retour massif des «humanités» au secondaire: c’est avant tout à grands coups d’histoire, de littératur­e, de philosophi­e et de science politique (pour ne nommer que quelques discipline­s) que sont formés les esprits citoyens.

Dans un contexte où la fin ultime de l’éducation est l’emploi, la diplomatio­n devient un droit inaliénabl­e du futur travailleu­r

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