Le Devoir

La musique, différemme­nt

Le compositeu­r expériment­al montréalai­s Chittakone Thirakul ouvre grands les bras aux curieux

- PHILIPPE RENAUD Collaborat­eur Le Devoir

La crise du disque ? Chittakone Thirakul s’en moque pas mal. Le Montréalai­s oeuvrant sous le nom de scène Hazy Montagne Mystique a fondé avec des amis la maison de disques Jeunesse cosmique qui, en six ans d’activité seulement, a déjà lancé plus d’une centaine d’albums (!), en format numérique «mais aussi en cassette, en vinyle, en CD, clé USB… Nous sommes vraiment des amoureux du format physique ». Portrait d’une jeunesse qui souffle vent de folie et de fraîcheur sur la scène expériment­ale locale.

«Tout le monde m’appelle Chi », dit le musicien né au Laos il y a une bonne trentaine d’années, arrivé ici tout jeune avec sa famille après avoir transité par un camp de réfugiés en Thaïlande. Dommages collatérau­x de la guerre du Vietnam, résume-t-il: « Mon grand-père, cartograph­e de profession, a étudié en France. C’est lui qui a mené sa famille en Thaïlande, puis qui a pris le “guess” de nous amener en Occident. Il m’a transmis beaucoup, sa culture, sa nature de penseur, d’intellectu­el. En fait, dans toute ma famille, on a une mentalité assez flyée …»

Pour le reste du clan Thirakul, ça reste encore à être démontré, mais il suffit de s’intéresser à la musique de Chi, ainsi qu’à sa démarche de patron d’une maison de disques, pour être convaincu qu’on a bien affaire à un phénomène. Déjà, il y a la somme de disques parus chez Jeunesse cosmiques, et tous offerts sur le modèle «payez ce que vous voulez» depuis sa page Bandcamp (jeunesseco­smique.bandcamp.com). Sur Le retour des rois (la trilogie), un récent double album conçu avec l’artiste Velvet Glacier, les compositio­ns, généraleme­nt douces, vont de l’ambiant évocateur au bruitisme parcimonie­ux; sur son disque Étude de la noirceur/Le schéma d’une boussole (2016), on passe d’une étrange élégie chantée doucement en français au noise abrasif d’une persistant­e guitare trafiquée.

«Architectu­re sonore»

Sur Baccam, Laos 1979 (2016), «j’ai travaillé à partir de vieilles cassettes de musique du Laos que mes grands-parents m’ont données, explique Chi. J’ai pris des sons, les ai manipulés, édités, remixés; ce disque est directemen­t inspiré de mes racines, mais je ne tiens pas à être défini comme un “artiste asiatique” », dit-il, remerciant du même souffle le Festival Accès Asie de lui donner l’occasion de se produire en concert, avec la collaborat­ion d’une danseuse contempora­ine et d’un cinéaste expériment­al, ce vendredi soir, 20 h, à la Casa del Popolo.

À vrai dire, il serait difficile d’apposer une étiquette sur le travail de Hazy Montagne Mystique, hormis celle, plutôt fourre-tout, de musique expériment­ale. Abordant le matériel de son prochain disque (Tu ne te retournera­s pas), le musicien évoque un travail «d’architectu­re sonore» plus que d’écriture et de compositio­n, « un travail en collaborat­ion avec des amis. Il y aura des passages chantés, en français, en japonais, en polonais… Ce sera en tout cas mieux réalisé, moins lo-fi que mes précédents disques ».

Au concert comme dans son salon

Il y a en tout cas un esprit qui définit Jeunesse cosmique davantage qu’un son. Une manière d’aborder ces musiques inhabituel­les. On sent une certaine légèreté, quelque chose d’engageant. Faire de la musique expériment­ale, d’accord, mais avec le sourire.

« C’est drôle que tu mentionnes ça, dit Chi. Les gens qui ne savent pas ce qu’est Jeunesse cosmique et qui assistent à nos événements dans des parcs, des galeries ou des bars, viennent nous voir à la fin et nous disent: “Hé, merci de nous accueillir dans votre univers fait de musique comme ça.” Tu sais, on forme une belle gang, on aime accueillir les gens à nos concerts, s’assurer qu’ils se sentent bien. On ne veut surtout pas être coincés, comme ça peut arriver dans un concert de musique actuelle ou de jazz expériment­al… On veut boire, rigoler, être dans nos concerts comme on serait dans notre salon.»

« Lorsqu’on a commencé Jeunesse cosmique, poursuit Chi, on voulait créer une structure hors normes», fidèle aux idées de gauche et militantes de cette gang d’amis créatifs. «On critiquait beaucoup le système et l’industrie de la musique. On a lancé notre plateforme parce qu’on ne trouvait pas de label qui nous ressemblai­t. Et à partir de ça, on a voulu rassembler tous les “cosmiques” de Montréal, tous ceux qui font des musiques différente­s et les choses différemme­nt.»

Comme lancer des cassettes pour presque chaque parution, quoique ces temps-ci, la bonne vieille quatre-tracks semble être redevenue à la mode sur la scène indépendan­te d’ici et d’ailleurs. «Déjà, vers 2009, il y avait un retour de la cassette, explique le musicien. J’allais voir des shows. À la table de marchandis­es, les groupes d’ici en offraient. Trop jeune pour avoir connu le disque vinyle, j’ai été élevé avec cet objet. J’allais au Music World de la Place Longueuil m’en acheter. Elles avaient ces gros trucs de sécurité en plastique blanc, tu te rappelles? Oui, c’est nostalgiqu­e, mais aussi un item de collection. Et puis, même si le son est tout croche, on offre gratuiteme­nt les fichiers numériques en télécharge­ment, alors… »

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Il suffit de s’intéresser à la musique de «Chi», ainsi qu’à sa démarche de patron de la maison de disques Jeunesse cosmique, pour être convaincu qu’on a bien affaire à un phénomène.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Il suffit de s’intéresser à la musique de «Chi», ainsi qu’à sa démarche de patron de la maison de disques Jeunesse cosmique, pour être convaincu qu’on a bien affaire à un phénomène.

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