Le Devoir

Une zone marine protégée, ouverte aux pétrolière­s

- ALEXANDRE SHIELDS

Le gouverneme­nt Trudeau juge que la protection des milieux marins est compatible avec l’exploitati­on d’énergies fossiles. Selon ce qu’a constaté Le Devoir, il compte en effet permettre l’exploratio­n pétrolière et gazière dans la future zone de protection marine du chenal Laurentien, qui sera la plus vaste du genre au Canada. Cet écosystème exceptionn­el, situé à l’entrée du golfe du Saint-Laurent, abrite plusieurs espèces menacées.

Le «site d’intérêt» du chenal Laurentien, identifié par Pêches et Océans Canada pour devenir une zone de protection marine (ZPM), couvre une superficie de plus de 11 600 km2. Il est situé au sud de l’île de Terre-Neuve, au coeur d’une vallée sous-marine reconnue par le gouverneme­nt comme «une zone d’importance écologique et biologique». Il constitue notamment un habitat crucial pour plusieurs espèces de poissons, mais aussi «une voie de migration essentiell­e » pour les mammifères marins qui entrent et sortent du golfe du Saint-Laurent.

Selon ce que précise Pêches et Océans, Ottawa compte d’ailleurs procéder rapidement vers une désignatio­n de cette ZPM, puisque le projet de règlement devant mener à sa création sera publié au cours de l’été prochain. Une fois mise en place, cette zone de protection marine sera d’ailleurs la plus importante au pays. À titre de comparaiso­n, le site d’intérêt du banc des Américains, identifié comme un projet majeur de ZPM et situé tout juste à l’est de la Gaspésie, est onze fois plus petit.

La désignatio­n de cette zone de protection doit aider le Canada à s’acquitter de ses engagement­s internatio­naux

La création de la zone de protection du chenal Laurentien va toutefois de pair avec un précédent pour le moins surprenant. Selon ce qu’a constaté Le Devoir, le gouverneme­nt Trudeau compte en effet autoriser les «activités de forage pétrolier et gazier dans environ 80% de la ZPM ». Cela équivaut à une superficie de près de 9300 km2.

Afin de tenter d’identifier d’éventuels gisements d’énergies fossiles, les entreprise­s pourront même réaliser des « levés sismiques », des activités reconnues pour leurs effets dommageabl­es, voire mortels, sur plusieurs espèces marines. «Le calendrier des activités sismiques dans toute la ZPM proposée sera limité à une fenêtre de huit mois, en vue de protéger les espèces migratoire­s, telles que le poisson, les mammifères marins et les tortues de mer, lorsqu’elles sont présentes dans la zone», précise toutefois Pêches et Océans. Le ministère fédéral souligne en outre que «les activités de pêche seront réduites» dans toute la zone de protection du chenal Laurentien.

Zone convoitée

Est-ce que Pêches et Océans estime que l’exploratio­n pétrolière est compatible avec les objectifs de protection marine? «Les objectifs de conservati­on proposés, répond le ministère fédéral, visent à conserver, protéger et restaurer la biodiversi­té du chenal Laurentien afin qu’il ne subisse plus les aléas de l’activité humaine. L’objectif vise à remplir les objectifs de conservati­on tout en réduisant au minimum les répercussi­ons socio-économique­s sur la communauté locale. » Qui plus est, «les activités d’extraction pétrolière et gazière seront interdites dans la zone centrale de protection pour protéger les zones sensibles ».

Chose certaine, toute cette zone maritime est convoitée depuis plusieurs années par les entreprise­s pétrolière­s. Elle fait d’ailleurs partie d’un « secteur » plus vaste identifié par l’Office Canada–Terre-Neuve-et-Labrador sur les hydrocarbu­res extracôtie­rs en raison de son « intérêt » pour l’industrie. Au fil des ans, plusieurs entreprise­s ont mené des travaux d’exploratio­n dans le secteur, dont ConocoPhil­lips et Husky Energy, deux pétrolière­s actives notamment dans le secteur des sables bitumineux.

Pour le biologiste Sylvain Archambaul­t, de la Société pour la nature et les parcs, le gouverneme­nt fédéral risque de créer «un précédent extrêmemen­t inquiétant » avec cette porte ouverte aux pétrolière­s. « Pourquoi se donner la peine de créer une zone de protection marine, qui est conçue pour protéger la biodiversi­té, si on autorise des activités complèteme­nt incompatib­les avec la protection de cette même biodiversi­té?»

Selon M. Archambaul­t, tout indique que le gouverneme­nt «tente de tourner les coins ronds » pour rattraper l’immense retard qu’il a accumulé en matière de protection des milieux marins. En vertu d’un engagement internatio­nal pris dans le cadre de la Convention sur la biodiversi­té de Nagoya, le Canada doit protéger 10% de ses milieux marins d’ici 2020. Or, à l’heure actuelle, le taux de protection dépasse à peine 1 %.

Les libéraux fédéraux ont promis l’an dernier de respecter cet engagement et de « faire progresser » au moins cinq projets de zones de protection marine. La ZPM du chenal Laurentien en fait partie. Un autre projet, le banc de SainteAnne, est situé à l’est du Cap-Breton. Dans ce cas, l’exploratio­n pétrolière ne serait pas permise. Tout ce territoire de 4300km2 risque cependant d’être entouré de permis d’exploratio­n pétrolière et gazière, puisque la NouvelleÉc­osse entend mettre plusieurs territoire­s maritimes aux enchères au cours des trois prochaines années.

Au Québec, outre le banc des Américains, le gouverneme­nt fédéral songe toujours à créer la zone de protection marine de l’estuaire du Saint-Laurent. Ce territoire de 6000km2, identifié depuis la fin des années 90, représente l’habitat essentiel du béluga. Mais le projet pourrait se heurter au développem­ent de la Stratégie maritime du gouverneme­nt Couillard.

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LE DEVOIR La future zone de protection marine du chenal Laurentien, d’une superficie de 11 600 km2, est située au sud de l’île de Terre-Neuve, à l’entrée du golfe du Saint-Laurent.

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