Perspectives › L’inéluctable implosion du Venezuela.
Portrait d’un pays déchiré et d’une population à bout de souffle.
La crise qui frappe le Venezuela depuis plusieurs années s’est aggravée le mois dernier lorsque des centaines de milliers de Vénézuéliens ont pris la rue pour réclamer le départ du président Nicolas Maduro. Les heurts entre manifestants et forces armées ont fait à ce jour 38 morts, des centaines de blessés et mené à des centaines d’arrestations. Portrait d’un pays déchiré et d’une population à bout de souffle.
Sur des embarcations de fortune, des hommes et des femmes fuient la faim et la violence. Scène tragiquement commune qu’on tend à placer en Méditerranée. Celle-là se joue au large des côtes vénézuéliennes. Des balseros témoignant de la déliquescence d’une nation assise sur des milliards de dollars. Sociale, politique, économique, humanitaire et sanitaire: la crise qui frappe le pays — première réserve de pétrole au monde — atteint à présent le point de non-retour.
«Il n’y a pas d’avenir pour moi ici. » Isaac Delgado, 26 ans, tient une petite entreprise de textiles sérigraphiés à Caracas. Comme bien d’autres, il pense à quitter le pays. «J’ai beau continuer à travailler, mon pouvoir d’achat reste quasi nul. Les produits de consommation sont régis par le gouvernement, et leur coût les rend inaccessibles.» Pour Isaac, «on part ou on devient fou, il n’y a pas d’autre option.»
Violence et insécurité poussent les candidats à l’exil. Le taux d’homicide frôle les 70 pour 100000 habitants (1,68/100000 au Canada). Transparency International classe le pays en 166e position (sur 176) en matière de corruption. Une enquête sur les conditions de vie menée par trois universités vénézuéliennes concluait en 2015 que huit foyers sur dix sont touchés par la pauvreté; 93% des familles ne mangent pas à leur faim. Les Vénézuéliens contactés par Le Devoir ironisent avec cynisme: c’est le régime Maduro. «Mon salaire mensuel équivaut à 60$ [américains]. Pour me nourrir à peu près convenablement, il faut compter autour de 200$.» Professeur en écologie politique à l’Université centrale du Venezuela, Antonio De Lisio illustre ici le drame quotidien de la population.
«Pour les uns, la crise économique actuelle résulte d’une mauvaise gestion
de l’argent du pétrole. Pour d’autres, on la doit à la chute du prix du baril (moins 60% entre 2013 et 2016). Et les deux ont raison, croit Dorothy Kronick, professeure associée en sciences politiques à l’Université de Pennsylvanie, spécialiste de l’économie latino-américaine. Mais la première cause de ce désastre est la politique économique menée par [le président] Nicolas Maduro.»
Une économie sous respirateur artificiel
«Jusqu’en 1982, le Venezuela menait des politiques sociales extrêmement généreuses », analyse Ricardo Penafiel, professeur associé à l’Université du Québec à Montréal et cofondateur du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine. Avec la crise de la dette des années 1980, le pays s’enfonce dans l’austérité. Entre 1982 et 1999, le taux de pauvreté monte en flèche. La majorité de la population est pauvre, loin des bénéfices de la manne pétrolière. «En 1976, 80% des revenus du pétrole étaient réinvestis dans des oeuvres sociales. Quand Hugo Chávez arrive au pouvoir en 1998, on est à 20%. Le sentiment d’humiliation des laissés pour compte est fort.» Ce qui explique en partie l’engouement pour la figure Chávez. «On peut admettre qu’il a permis une plus grande participation à la vie politique parmi les plus pauvres, abonde Dorothy Kronick. Mais en termes macroéconomiques, ses résultats sont mauvais. Les centaines de milliards de dollars dont il disposait n’ont pas été investies mais dépensées.» C’est là l’un des échecs du chavisme: avoir financé des programmes entièrement dépendants du pétrole sans diversifier son économie. L’exportation de l’or noir représente la quasi-totalité des ressources en devises du pays. Quand la manne se tarit, le Venezuela ne peut plus payer ses importations. Or, il importe tout. Là commence la pénurie généralisée, dans un pays « qui a toujours été sur le respirateur artificiel du pétrole», estime Ricardo Penafiel.
Dans une petite ville du nord du pays, Carolina* tient son restaurant à bout de bras. «On se débrouille comme on peut pour s’approvisionner. Tout se passe sur le marché noir, à des prix prohibitifs.» Depuis 2003, le taux de change est régi par l’État. Se procurer des dollars au taux officiel est quasi impossible. À moins d’avoir ses entrées auprès des autorités. Pour Carolina, «ce taux officiel est une chimère». En date du 12 mai 2017, le dollar se monnaye 5201 bolivars au marché noir. « Ça varie d’un jour à l’autre, on vit dans une constante incertitude. On résiste, et on espère», déplore Carolina au bout du fil. Espérance utopique si l’on en croit les prévisions en matière d’inflation, estimée à 1600% d’ici la fin de l’année (2,3% au Canada).
Sortie de crise?
La cote de popularité de Maduro avoisine les 20%. La colère a pris la rue début avril alors que la Cour suprême, proche du président, tentait de s’arroger les pouvoirs du Parlement. Sa rétractation 48 heures plus tard n’a rien apaisé. Violemment réprimées par les forces armées (soutien fondamental d’un gouvernement aux profondes racines militaires), les manifestations quotidiennes partout au pays ont fait près de 40 morts, le nombre de prisonniers politiques ne cesse de croître. L’heure n’est plus à la négociation, mais à la faim pour les partisans d’un départ précipité de Maduro, dont le mandat court jusqu’au début 2019. L’opposition voit dans sa proposition d’une assemblée constituante une stratégie pour faire élire ses soutiens. Le 10 mai, c’est à coups d’excréments que le peuple répliquait aux bombes lacrymogènes. Pour Antonio De Lisio, «une alliance entre dissidents chavistes et partis d’opposition reste une porte de sortie». Encore faut-il que le pouvoir suive la vindicte populaire et cède les rênes. Mais le professeur affiche un certain scepticisme, alimenté par « la répression brutale sans précédent appliquée par Maduro face aux manifestants ».
«Quand Maduro a été élu en 2013, on affirmait qu’il ne tiendrait pas un an. Lors des manifestations de 2014, on annonçait le début de la fin. Quand l’opposition a remporté la majorité à l’Assemblée nationale en 2015, on le voyait dehors avant fin 2016. On est en 2017. » Dorothy Kronick se garde bien de toute prédiction quant à une sortie de crise. Et si l’opposition reprend les rênes, Antonio De Lisio rappelle que ce ne sera alors que le début d’un douloureux processus de reconstruction d’un pays démantelé. À ce stade-ci, il voit en une éventuelle intervention internationale un dernier espoir. « Nous nous chargeons de la pression nationale en tenant la rue, mais nous avons besoin d’aide extérieure.»