Voitures migrantes cherchent clients
Depuis près de deux décennies, les voitures usagées constituent plus du quart des importations du pays
Quand on file vers l’est à la sortie de la ville de Cotonou, des milliers de voitures usagées s’alignent derrière des grillages fermés par de hauts murs. Almadina, Zone GTS, Autodeal, Micha: c’est dans ces parcs que les voitures boudées par les Occidentaux attendent d’être adoptées.
Dans la zone d’Ekpè, après les grosses américaines, les petites compactes européennes, quelques plaques «Je me souviens» ou impressions «Chambly» au-devant d’une familiale ne mentent pas sur la provenance d’une vingtaine de voitures, juste avant la section des «accidentées» à être désossées pour leurs pièces.
C’est en moto qu’entre Aimé Djalil dans l’un de ces parcs. «Démarcheur», il demande «combien vous voulez payer ? » avant même de savoir si vous êtes à la recherche d’un véhicule. «Une voiture canadienne? Elles sont trop rouillées. Le moteur est plein de rouille déjà. Il faut autre chose», insiste-t-il.
«Les affaires sont mauvaises depuis un an, se plaindra-t-il bientôt, mais ils se sont trop enrichis déjà.» «Ils», ce sont les «Blancs» — en majorité des Libanais — qui surveillent dans chaque section du parc les envies d’acheter depuis leurs guérites surélevées.
À pareille date en 2016, les allées bourdonnaient encore d’acheteurs, la majorité négociant en anglais ou en yoruba, langue qui se joue de la frontière entre le Bénin et le Nigeria. «Si tu ne trouves pas un Nigérian pour acheter, tu ne trouveras personne», raille Khaled Ibrahim, revendeur égyptien qui refuse de donner son nom de famille.
Le géant voisin, passé première économie du continent devant l’Afrique du Sud, absorbait presque à lui seul la moyenne de 1000 voitures débarquant chaque jour au port de Cotonou. La chute de sa devise, le naira, a plombé les ventes. Les collègues de Khaled «sont tous partis»… mais «les Toyota sont trop moins chères maintenant», ditil, reprenant son ton de vendeur.
En provenance du Québec
Les voitures d’occasion vendues sur les marchés africains proviennent surtout d’Europe. Elles seraient entre 3 et 4 millions, dont le quart passe par le port belge d’Anvers, selon une recherche de Martin Rosenfeld de l’Université libre de Bruxelles.
Les voitures immatriculées au Québec seraient-elles donc une exception? Après vérification auprès de Statistique Canada, l’on découvre que 3000 voitures ont quitté les ports canadiens vers le Bénin en 2015, un volume qui a doublé depuis 2012. Les ventes ont cependant chuté en 2016, le pouvoir d’achat sombrant en même temps que le naira.
Au total, le Canada a expédié près de 100 000 de ces voitures en 2015 vers d’autres pays, a noté l’économiste Carlos Gomes de la Banque Scotia. Les encans et vendeurs québécois contactés par Le Devoir hésitent à exposer la destination finale des voitures qu’ils revendent, ou l’ignorent tout simplement.
La faiblesse du dollar canadien a rendu ces biens particulièrement attrayants sur le marché américain, qui se tourne à son tour de plus en plus vers les ports africains.
Or, les automobiles usagées canadiennes peuvent aussi bien être ensuite revendues ailleurs, croit Khaled. Le navire Grande Guinea qu’il attendait au début avril prenait son départ à proximité de New York, en prend-il pour preuve.
« J’ai encore d’autres voitures canadiennes à vendre », assure maintenant Aimé Djalil, montrant des photos reçues sur WhatsApp où l’on aperçoit des plaques d’immatriculation de la Nouvelle-Écosse. «Mais il faudra payer toute la douane. C’est cher… plus de 1 million de francs [2250$].»
«Pays-entrepôt»
Les voitures qui s’alignent dans ce stationnement poussiéreux ne racontent pas seulement l’histoire de la désuétude accélérée par un amour de l’odeur du «neuf» de notre côté du monde. Elles révèlent aussi les faiblesses du modèle béninois: une économie où les marchandises transitent seulement sur le territoire, un commerce franchissant souvent la ligne de la légalité aussitôt dépassées les portes du port.
N’ayant que peu de ressources à valeur ajoutée et peu d’industries, le Bénin est en effet devenu un «État-entrepôt». Les efforts se sont ainsi tournés vers le port, pour le garder à tout prix fonctionnel et compétitif avec de faibles barrières à l’importation. Depuis près de deux décennies, les voitures usagées constituent plus du quart des importations.
À l’est de la frontière, le Nigeria avait quant à lui fait le pari du protectionnisme, en imposant des taxes très élevées afin de développer sa propre industrie automobile dans les années 1980.
«Les voitures prennent la voie officielle vers le Bénin, mais elles ne sont pas destinées au marché local. On les estampille “transit” ou “réexportation” pour payer encore moins de taxes. Les autorités ferment les yeux parce qu’elles en profitent aussi», résume au téléphone Stéphane Golub, professeur au Swarthmore College en Pennsylvanie. Il a mené une étude sur ce trafic en 2009 pour le compte de la Banque mondiale.
Les choses ont peu changé depuis, constate l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Leur étude sur les flux transfrontaliers non enregistrés évalue que la valeur réelle des exportations du Bénin vers le Nigeria représente 70% du total.
Officiellement, le Nigeria n’arrive pourtant qu’au 10e rang des partenaires du pays, avec une part de 5% des exportations seulement.
La fiscalité étant moins élevée pour les marchandises en destination du Niger, qui borde le nord du pays, on déclare cette destination pour 90% des véhicules en transit, qu’elle soit fictive ou réelle.
Ce tour de passe-passe facilement détectable sur papier n’est pas un secret pour Aimé Djalil: «Et là, le chauffeur les amène. On les paie 150000 ou 200000 francs. Il n’y a pas de risque, le chauffeur n’a qu’à attendre ta voiture et conduire. Ça prend plus de deux jours. Ou tu te mets en file pendant la nuit vers le Nigeria. »
En retour, la frontière en passoire laisse s’écouler le pétrole nigérian amarré à des pirogues ou empilé sur des motos, les bidons orange en équilibre précaire sur l’économie informelle.