Fuir l’impossible
Rencontre avec des exilés venus au Canada
Il est difficile de chiffrer avec exactitude l’émigration vénézuélienne, l’État ne disposant pas de données fiables. Plus de deux millions seraient partis depuis les années 2000, estiment des observateurs. Une diaspora disséminée partout à travers le monde, de plus en plus présente au Canada. En 2011, on comptait 18 175 résidents canadiens de nationalité vénézuélienne. En 2016, 566 demandes d’asile ont été déposées, contre 242 en 2015 et 31 en 2013. Entre 2001 et 2015, les permis de travail ont triplé (de 405 à 1275). Au Québec, 106 résidents permanents d’origine vénézuélienne ont été admis en 2000, 231 en 2010, et 430 en 2014*.
Portraits
Le Devoir a rencontré une quinzaine de ces immigrés. Tous témoignent d’une même réalité: l’impossibilité lancinante de vivre libre. Portraits choisis.
Cynthia Rodriguez est arrivée en 2014. Ex-rédactrice en chef d’un magazine d’affaires publiques, elle voit dans le chavisme « un symptôme plutôt qu’une cause, celui d’une éthique profondément malade». Elle a immigré au Canada parce qu’elle aspirait à «une vie normale, tranquille. Je trouve ici une liberté et une sécurité qui m’étaient totalement inconnues. Le sentiment que j’éprouve pour mon pays est très ambigu. Je vais toujours être Vénézuélienne. Mais c’est un peu comme si j’avais divorcé du père de mon enfant: j’y suis inévitablement liée, en même temps que je n’arrive plus à le regarder dans les yeux. » José Gonzalez a obtenu son statut de réfugié accepté en 2015. Il est parti vite et discrètement, avec femme et enfants. Il tenait une quincaillerie. Pendant un an, il a été racketté, à sept reprises son commerce a été saccagé. « Tout était orchestré par un chef de gang depuis une prison. On avait accès à mon compte en banque, on savait de combien d’argent je disposais. Le jour où tu refuses de payer, on te tue. Un voisin de commerce s’est fait descendre devant moi. Nous avons fui dans l’urgence, quand c’est mon fils qu’on a commencé à menacer de mort. Il y a un dicton au Venezuela: mieux vaut partir que mourir. » José a eu un temps espoir que les politiques sociales de Chávez offriraient la possibilité d’une meilleure répartition des richesses du pays. «L’espoir est vite parti en fumée.»
John Mason a été limogé de la police quand il a dénoncé des exactions commises par ses supérieurs. Il a passé son Barreau, puis exercé comme avocat en milieu judiciaire. Quand il avait à entrer dans un établissement pénitentiaire, il lui fallait d’abord recevoir l’approbation du détenu qui avait la mainmise sur la prison. «Vivre devenait impossible. Ici, mes filles vont à l’école toutes seules et se promènent librement dans les parcs. C’était de l’inconnu, pour nous.» Sa fille la plus jeune, 11 ans, rêve de monter une entreprise qui approvisionnerait le Venezuela de tout ce qu’il y manque. «Elle avait 9 ans quand nous sommes partis, et c’est pour elle que ça semble le plus douloureux. Elle peine à comprendre pourquoi elle ne peut pas y avoir la même liberté qu’ici.»
Félix Sanchez repart de zéro. Il est arrivé en 2016 après cinq ans de démarches pour obtenir sa résidence permanente. À Caracas, il était vice-président des services fiscaux d’une des plus grandes banques privées. Avec son salaire annuel de quelque 2000$, il faisait partie des privilégiés. «Je vivais dans une bulle, allant de ma résidence sécurisée à mon bureau, suivi par un garde du corps.» C’est pour offrir un avenir à ses enfants qu’il a décidé de partir. «Je voulais vivre dans un pays où je pourrais avoir le sentiment d’être un citoyen. Au Venezuela, je ne l’étais pas. Tant pour les choses de la vie courante que dans mes fonctions, tout dépendait de qui je connaissais, de mes relations avec les sphères du pouvoir. C’est blessant de parler de mon pays ainsi, mais je l’ai quitté pour une question d’éthique et de respect. Ici, j’ai des obligations, mais aussi des droits. C’est toute la différence.»