Le Devoir

La «nouvelle route de la soie »,

Un projet qui n’arrête plus d’enfler

- LAURENCE DEFRANOUX

La Chine réunit ce week-end une soixantain­e de pays pour faire la promotion de son projet d’expansion économique (OBOR) qui n’en finit plus d’enfler. Derrière la propagande et les bons mots, des intentions capitalist­es avec à la clé un risque d’accroissem­ent des inégalités.

Pékin va retenir son souffle dimanche. La capitale chinoise accueille durant deux jours une partie du gratin politique mondial pour le grand forum Une ceinture, une route. Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Rodrigo Duterte ou Mariano Rajoy sont annoncés, ainsi que les patrons de l’ONU, de la Banque mondiale et du FMI. Soit 29 chefs d’État et une centaine de représenta­nts étrangers, y compris de la Corée du Nord.

Tout a commencé fin 2013, quelques mois après l’investitur­e de Xi Jinping à la tête du pays qui compte 1,4 milliard d’habitants. En visite au Kazakhstan, il annonce vouloir ouvrir une «nouvelle route de la soie», une « ceinture économique » qui relierait l’est de la Chine à l’Europe occidental­e, grâce à des routes et des chemins de fer. Une sorte d’extension de la politique intérieure « Allons à l’Ouest », qui visait à désenclave­r les provinces chinoises éloignées de la mer. Un mois après, le président vantait en Indonésie une future « route maritime de la soie du XXIe siècle», qui permettrai­t d’échanger marchandis­es et matières premières jusqu’au sud de l’océan Indien. Avec force images de chameaux, de dunes et de jonques, la propagande se mettait en marche autour de la légende des grandes caravanes chargées d’épices et de tissus précieux.

Équité douteuse

Trois ans après, les « nouvelles routes de la soie» ont laissé place à une hydre du plus pur capitalism­e, répondant au nom étrange de « Une ceinture, une route» («One Belt, One Road», raccourci en OBOR). Le projet a démesuréme­nt enflé, et nul n’arrive plus à en définir les contours et le contenu. « OBOR regroupe désormais le développem­ent d’infrastruc­tures dans le domaine du transport, de l’énergie, des télécommun­ications, et la constructi­on de parcs industriel­s à l’étranger. Mais c’est un projet flexible, évolutif, en expansion à la fois sur le plan territoria­l et sectoriel. Des initiative­s touristiqu­es ou culturelle­s reçoivent elles aussi l’étiquette: c’est illimité», résume Alice Ekman, responsabl­e de la Chine à l’Institut français des relations internatio­nales (IFRI). Depuis quelques jours, la presse chinoise officielle parle désormais de «partage des intérêts, des responsabi­lités et des talents », de « développem­ent vert», de «coopératio­n sanitaire », de « paix entre les peuples ».

Selon le site gouverneme­ntal du projet, 68 pays représenta­nt 4 milliards de personnes (soit près des deux tiers de la population mondiale) ont déjà accepté de coopérer avec Pékin dans le cadre d’OBOR, à des degrés divers. La majeure partie d’entre eux est située sur six larges « corridors économique­s », qui relient la Chine à la Belgique, au Pakistan, à l’Indonésie… Mais on trouve aussi dans la liste le Qatar, le Kenya, l’Égypte, Israël, la Palestine ou la Nouvelle-Zélande. Car Pékin a récemment assuré que l’initiative était ouverte à tous, quelle que soit la position géographiq­ue. La présence dimanche de la présidente du Chili, Michelle Bachelet, montre que le Parti communiste

chinois regarde aussi de l’autre côté du Pacifique.

Chaque voyage d’un membre du gouverneme­nt est l’occasion de faire la publicité d’OBOR à l’étranger, en mettant en avant une « relation particuliè­re » entre les deux pays — même si on peut douter de l’équité des accords passés entre un géant mondial et de petits États en proie à la pauvreté et à la corruption. En janvier à Madagascar, le ministre chinois des Affaires étrangères a proposé de faire de la Grande Île «un pont avec l’Afrique» en installant une zone économique spéciale (ZES) gérée par des Chinois, en créant un réseau de vidéosurve­illance (fourni par Huawei Technologi­es), et en construisa­nt une route et un port en eau profonde. Les pays pouvant tenir tête à Pékin ou ayant avec la Chine des différends politiques, comme l’Inde, l’Australie, les États-Unis ou le Japon, se tiennent pour l’instant à l’écart.

Emmanuel Macron était à peine élu que Xi Jinping l’a appelé pour «l’inviter à prendre part à la réalisatio­n de l’initiative “Une ceinture, une route” ». Pour «cause d’élections», c’est le sénateur Jean-Pierre Raffarin qui mène la délégation française ce week-end. « Quel peut être l’intérêt pour la France? se demande Alice Ekman. Ses infrastruc­tures sont déjà bien développée­s. La ligne de fret Wuhan-Lyon est l’unique projet concret de la route de la soie relevé sur le territoire français, et ce n’est pas vraiment nouveau.» L’an dernier, un premier train avait acheminé en grande pompe des marchandis­es depuis la Chine en 15 jours.

Grand raout

Comme la ligne Wuhan-Lyon, qui utilise des voies existantes, l’étiquette «Ceinture et route» est apposée sur des tas de projets prévus depuis longtemps. La presse officielle n’hésite pas à remonter aux tribulatio­ns de Chinois du VIIe siècle pour justifier l’adhésion du Maroc. Même si celle-ci n’est en fait qu’un simple emballage d’accords commerciau­x en vigueur. L’imagerie sert aussi à entretenir le flou sur les activités réelles. Les 55 milliards de dollars investis au Pakistan dans le projet phare du «corridor économique sino-pakistanai­s » sont présentés comme destinés à construire 2 000 km de route entre la province du Xinjiang et le port pakistanai­s de Gwadar. Or, les routes existent déjà et le port, bien qu’inauguré, n’est pas opérationn­el: l’argent est notamment investi dans la constructi­on de dizaines de centrales à charbon, dans des réseaux de métro ou de fibre optique qui servent les intérêts industriel­s chinois autant que le développem­ent du pays hôte. Soit un système de coopératio­n bilatérale classique dans lequel la défense de l’environnem­ent, la lutte contre la pollution, la formation de la population, la préservati­on de la culture locale ou la redistribu­tion des bénéfices comptent pour du beurre.

À quoi ce grand raout peut-il alors servir? L’établissem­ent d’une nouvelle zone de libreéchan­ge douanière semble très peu probable. «Chaque pays s’intéresse presque exclusivem­ent à sa relation directe avec la Chine et aux possibilit­és d’investisse­ments chinois, explique Stephen Aris, chercheur au Center for Security Studies (CSS) de Zurich. Il y a peu de chances que le forum favorise des échanges entre les participan­ts sans la Chine. On ne sait pas non plus à quel point Moscou considère la stratégie chinoise comme une menace pour ses intérêts en Asie centrale et ailleurs. Malgré les annonces, rien de concret n’a été fait depuis deux ans pour rapprocher OBOR de l’Union économique eurasiatiq­ue russe.»

OBOR est financé majoritair­ement par des prêts bancaires chinois, par un fonds de 40 milliards des dollars abondé par la banque centrale, et par la Banque asiatique d’investisse­ment pour les infrastruc­tures (AIIB), une structure de développem­ent à laquelle adhèrent 57 pays dont la France. Les objectifs de Pékin sont certaineme­nt multiples: nouveaux débouchés commerciau­x, exportatio­n de moyens humains et techniques de production, espoir d’imposer le yuan comme monnaie d’échange… et de réserve. «Certes, Pékin a l’occasion d’utiliser ses énormes réserves de change pour financer ces investisse­ments, y compris sous forme de prêts. Mais les risques sont importants, analyse Stephen Aris. Car bon nombre des pays partenaire­s ne sont ni des débiteurs fiables ni des régimes politiques stables. La Chine risque de se retrouver avec des projets inachevés et des dettes importante­s impayées.»

Les objectifs de Pékin sont certaineme­nt multiples: nouveaux débouchés commerciau­x, exportatio­n de moyens humains et techniques de production, espoir d’imposer le yuan comme monnaie d’échange… et de réserve

«Gagnant-gagnant»

Tous les pays concernés ne voient pas non plus d’un bon oeil le processus. Les plus pauvres craignent de voir la Chine mettre la main sur leurs ressources naturelles malgré la promesse répétée d’ententes «gagnant-gagnant». D’autres s’inquiètent de la multiplica­tion d’infrastruc­tures maritimes et terrestres qui pourraient un jour servir à des usages militaires, et de la possible ingérence chinoise dans les politiques régionales et nationales.

Pour Alice Ekman, «la Chine cherche à se positionne­r comme le pilote de la restructur­ation de la gouvernanc­e mondiale, et comme un exemple de développem­ent économique et de système politique efficace. Elle propose une «solution chinoise» aux pays en développem­ent et émergents, en opposition directe au modèle de gouvernanc­e promu par les démocratie­s occidental­es. » Et ce au moment où les États-Unis cherchent à se désengager du libre-échange. Arriver à caler dans les agendas de dizaines de chefs d’État un forum axé sur les préoccupat­ions chinoises, qui plus est à domicile, est déjà une victoire que le président chinois ne devrait pas bouder.

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PHOTOS ANDY WONG ASSOCIATED PRESS L’oeuvre artistique Le pont d’or de la route de la soie a récemment été installée dans le parc olympique de Pékin. Cette oeuvre a été inspirée par le pont Zhaozhou, qui fut construit il y a 1400 ans dans le nord de la Chine et qui est toujours utilisé aujourd’hui.
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Afin d’accueillir cette fin de semaine les représenta­nts d’une soixantain­e de pays, la Chine a décoré sa capitale, Pékin, de bannières faisant la promotion de son projet «One Belt, One Road».

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