Le Devoir

Jean-Michel Jarre face à Montréal

- FABIEN DEGLISE

Quand on s’appelle JeanMichel Jarre, on peut se payer le luxe de collaborat­eurs atypiques.

À la sixième compositio­n livrée jeudi soir sur la scène du Centre Bell, à l’occasion d’un unique concert et surtout de la première apparition publique à Montréal de l’illustre figure de la musique électro-pop en 45 ans de carrière, preuve en a été faite. Exit, c’est son titre, assemblage sonore de codes binaires, a été réalisée à Moscou il y a quelques mois, explique le musicien de 68 ans, avec son nouveau pote Edward Snowden, personnage illustre lui aussi, mais dans la catégorie des lanceurs d’alerte.

Sur les écrans amovibles, en déplacemen­t lent sur la scène depuis le début du spectacle, au gré de projection­s élégantes, le jeune Américain exilé en Russie apparaît, sur fond de rythmes syncopés et en ruptures constantes, pour rappeler son message à la nation : pourquoi les données personnell­es que l’on possède dans nos téléphones devraient être traitées différemme­nt, en matière de protection de la vie privée, que celle qui est dans nos journaux intimes? Et de lancer: « Les droits ne sont pas qu’individuel­s, ils sont aussi collectifs. Si vous ne défendez pas votre droit à la vie privée, qui va le faire ? »

Jean-Michel Jarre n’a jamais été ni en retard ni en avance sur son temps, mais sait très bien, depuis 1976, comme saisir les enjeux de son présent pour les recycler dans son univers électroniq­ue et inscrire celui-ci dans les pertinence­s des ici-maintenant.

Il a laissé ses synthétise­urs accompagne­r les préoccupat­ions environnem­entales naissantes dans les années 1970 avec son album Oxygène, il a sensibilis­é le monde au respect de la biodiversi­té en 1990 avec son En attendant Cousteau. Il a cherché sa place dans la conquête spatiale en composant une pièce avec l’astronaute et saxophonis­te américain Ron McNair, Last Rendez-Vous, en 1986. La chose devait d’ailleurs devenir la première création musicale au monde dont un des musiciens aurait joué en apesanteur. Malheureus­ement, le bonhomme a pris la mauvaise navette spatiale, Challenger, pour se rendre là où il n’a jamais pu arriver.

Assemblage équilibré et captivant d’anciennes créations, que Jean-Michel Jarre réactualis­e sans cesse, et de nouvelles compositio­ns qu’il a, entre autres, mises au monde avec la complicité des Pet Shop Boys ou Armin van Buuren, son Electronic­a Word Tour a proposé au final jeudi soir, lors de son escale montréalai­se, cette electro démocratiq­ue, avançant subtilemen­t sur cette ligne mince qui sépare le trop cérébral du trop simpliste. Une electro qui invite autant à l’écoute qu’aux déhancheme­nts, avec ses tonalités sonores profondéme­nt illustrati­ves qui façonnent ce futurisme, prévisible et accessible, que Jarre arrive toujours à suivre, sans sombrer ni dans le nostalgism­e ni dans la kétainerie que d’autres de ses contempora­ins rencontren­t en cherchant à persister dans le temps.

Le presque septuagéna­ire est habité par une jeunesse éternelle et la jeunesse, qui, jeudi soir, parsemait un public étonnant composé de têtes grises, de geeks dans la soixantain­e, de quarantena­ires mâles ayant bercé leur adolescent au son des marges, de quelques femmes d’âge mûr… le lui a bien rendu d’ailleurs. Sous ses Stardust, Zero Gravity, The Time Machine, Architect et les autres, sous l’éclairage des oeuvres picturales projetées sur scène, des corps en mouvement donnaient par moments cette impression d’être dans un rave à SaintHenri ou au Beach Club de Pointe-Calumet — douchebags en moins —, d’être en compagnie d’un artiste sans âge venu d’ailleurs, d’être en somme durant deux généreuses heures et sans temps mort avec ce personnage que Jean-Michel Jarre s’est construit depuis 45 ans et qui n’a, finalement, pas pris une ride.

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