La révolution tranquille de Terry Riley, de passage au FIMAV
Entretien avec l’un des plus influents compositeurs du XXe siècle
J e n’ai jamais apprécié la musique académique, ou plutôt l’establishment académique de la musique», affirme Terry Riley, qui se sent «comme un outsider de la musique classique, plus près de la contre-culture. Plus près des gens, en somme». Son oeuvre magistrale a quand même la particularité d’être l’objet d’études dans les universités tout en étant citée dans la musique populaire, depuis le rock de The Who et du Velvet Underground jusqu’aux explorations électroniques modernes. Entretien avec l’un des plus influents compositeurs du XXe siècle, invité de marque du Festival de musique actuelle de Victoriaville.
Pour sa 33e édition, le FIMAV accueille celui que l’on désigne comme le «père du minimalisme» Terrence Mitchell Riley, figure de proue de l’avant-garde américaine avec John Cage, La Monte Young, Steve Reich, Philip Glass et compagnie. À bientôt 82 ans, la légende offrira un spectacle constitué de compositions personnelles et d’improvisations pour piano et synthétiseur, accompagné de son fils Gyan, guitariste et compositeur.
«Gyan et moi avons une relation très intuitive lorsque nous jouons ensemble, dit Terry Riley. Nous formons un seul esprit jouant la même musique au même moment, comme si nous étions psychiquement en phase. Je pense que le lien génétique explique cette relation particulière, mais ç’a aussi à voir avec le karma — il est mon fils, mais il aurait pu être mon ami… C’est difficile à expliquer, mais nous sommes très proches et aimons faire de la musique ensemble.»
Riley, dont l’oeuvre est profondément marquée par la musique classique indienne (il pratique des ragas quasi quotidiennement), estime que faire de la musique est un geste profondément spirituel. « C’est évident, il suffit de constater comment la musique touche les gens, comment elle leur permet de ressentir quelque chose de différent de ce qu’ils expérimentent dans la vie quotidienne. Presque toute la musique comporte une dimension spirituelle; certaines, plus évoluées, s’en approchent davantage et toucheront les gens plus profondément. »
L’explorateur musical
Dire que celle de Riley a atteint ce but est un euphémisme, tant ses idées et découvertes ont aujourd’hui été intégrées à la grammaire musicale des créateurs de musique contemporaine, jazz, pop, rock, électronique, etc. Riley est, avec son ami Steve Reich, un génie vivant de la musique occidentale moderne.
Pianiste de formation, né en Californie en 1935, amoureux du jazz ayant fait ses études au Conservatoire de San Francisco, puis ayant fait une maîtrise en composition à Berkeley, il est parvenu à marier ses passions pour le jazz (Bill Evans, John Coltrane, Ornette Coleman en tête), pour la musique classique indienne (il fut l’élève du maître du chant Pandit Pran Nath) et pour la musique occidentale du début du XXe siècle pour accoucher de deux oeuvres incroyablement novatrices : In C (1963) et A Rainbow in Curved Air (1969).
Le coloré enregistrement d’A Rainbow in Curved Air (et sa tout aussi célèbre face B, Poppy Nogood and the Phantom Band), compositions pour synthétiseurs et bandes magnétiques, a eu une influence considérable sur le rock et sur la musique électronique. Son oeuvre la plus connue demeure cependant In C, considérée comme l’oeuvre fondatrice du minimalisme (ou musique répétitive) qui, par son retour au système tonal, marquait une profonde rupture avec l’avant-garde européenne, fixée sur l’atonalité.
«Lorsque j’étais jeune, il était défendu de toucher à la tonalité, raconte Riley. On ne pouvait utiliser ce système lorsqu’on étudiait la musique. Je ne me sentais pas chez moi dans cette tendance issue de l’Europe — les idées étaient brillantes, mais elles ne me convenaient pas. Je crois qu’il est arrivé un moment dans [le développement de] la musique européenne où les compositeurs semblaient composer pour eux-mêmes, par plaisir intellectuel, et l’auditoire n’était plus invité dans la démarche.»
Or, s’il n’y a pas de communication avec l’auditoire, la musique se perd: les musiciens n’existent pas dans un vacuum, ils font partie d’une dynamique avec les auditeurs, poursuit-il. « [En revenant à la musique tonale], je voulais communiquer avec les gens, mais pas simplement pour plaire ou divertir. Je cherchais à provoquer des émotions plus profondes. Ç’a toujours été mon but.»
«En do majeur »
Écrite pour un orchestre à dimension variable, toute la partition d’In C tient en une feuille de papier. Cinquantetrois motifs musicaux différents que chaque interprète doit répéter durant la prestation, mais en choisissant le moment où il les joue, une technique de composition en partie inspirée des expériences que Riley menait avec les boucles de rubans magnétiques, notamment au mythique San Francisco Tape Music Center fondé en 1962.
La légende raconte que Steve Reich, faisant partie de l’orchestre ayant enregistré la première version de l’oeuvre, a suggéré à son ami Riley d’ajouter le fameux do martelé au piano pour donner du rythme à la composition. «Ce n’est pas tout à fait exact, nuance Riley. Lors des premières répétitions, nous n’arrivions pas à faire tenir l’oeuvre — les 53 modules distincts, la polyrythmie qui en résulte. Nous avions du mal à jouer ensemble, tout le monde était perdu.»
«Alors Steve, qui a une formation de batteur, a suggéré d’installer le tempo au piano, pour que les musiciens puissent suivre. Aujourd’hui, ce problème ne se pose plus puisque l’oeuvre est connue et que les orchestres savent comment l’interpréter — d’ailleurs, ça fait plus de trente ans que je dirige In C sans la pulsion du piano. Et pour tout dire, je n’ai jamais apprécié le caractère obnubilant de cette note, elle me rappelle un peu la fraise du dentiste ou un truc irritant du genre », confie en rigolant le vénérable compositeur. « Les gens l’aiment beaucoup, cette note, mais je préfère qu’elle ne soit pas là. C’est pour ça que je n’aime pas ce premier enregistrement » édité par Columbia en 1964.
Et qu’avez-vous pensé de celui fait par l’Infonie, sous la direction de Walter Boudreau (1970, pour l’album Volume 33: Mantra), l’une des premières versions enregistrées ? «J’ai connu Walter seulement après avoir entendu cette version, qu’il a réalisée indépendamment. J’ai toujours été ravi par ceux qui interprétaient In C avec originalité, n’ayant jamais souhaité que toutes les versions soient identiques. J’ai applaudi à sa version; sa manière d’en faire un véhicule pour une expérience funk-rock, c’était très ingénieux. J’ai aussi aimé sa deuxième version, plus opératique », enregistrée par la Société de musique contemporaine du Québec et éditée par ATMA Classique en 1997.
La pièce qui cache l’oeuvre
L’histoire de la musique retiendra qu’In C est le «grand succès» de Terry Riley. Son hit, en quelque sorte. Le compositeur reconnaît que l’oeuvre a «contribué à façonner la musique moderne », mais il déplore qu’elle porte ombrage au reste de son travail. «Je n’aurais jamais pu continuer à faire ça toute ma vie», dit-il en insistant sur ses compositions orchestrales.
Au moins, on reconnaît déjà sa longue et fructueuse association avec le Kronos Quartet, qui a interprété nombre de ses compositions. Plus tard cette année paraîtra l’enregistrement d’une composition intitulée At the Royal Majestic, interprétée par le Nashville Symphonic, «ainsi qu’un concerto pour violon électrique. Mes oeuvres orchestrales sont jouées, mais peu reconnues par le grand public, puisqu’elles n’ont pas toutes été enregistrées»…
Ce qui l’inspire encore ? «Je ne sais jamais. Certaines idées surviennent, parfois de petits groupes de notes, et je travaille à partir d’elles, qui génèrent chez moi toute une famille d’idées. C’est lorsque les connexions entre les notes se font que ça devient excitant, c’est comme faire un casse-tête, mais à partir d’un seul petit morceau.»