Naxos, l’aventure qui a changé le classique
Pour ses 30 ans, l’étiquette publie un coffret qui mesure le chemin parcouru
L’étiquette Naxos fête ses trente années d’existence par la publication d’un coffret commémoratif de 30CD. Fondé par l’Allemand Klaus Heymann en 1987, Naxos est bien plus qu’un éditeur de disques. Heymann, le plus grand visionnaire de l’industrie phonographique des cinquante dernières années, avait pour objectif la création d’une encyclopédie sonore de l’histoire de la musique.
Établi à Hong Kong avec son épouse, la violoniste Takaki Nishizaki, qui joue dans ce coffret les Quatre saisons de Vivaldi, Klaus Heymann a eu un légitime sentiment de fierté en rassemblant les 30CD qui lui tenaient à coeur parmi les 9000 titres de son catalogue. En 2017, Naxos publie avec régularité 200 nouveautés par an, et en distribue 300 par mois sur la planète entière.
Entre catalogue propre et produits distribués, la Naxos Music Library est aujourd’hui la plus importante et fiable banque de données sonores accessible par abonnement aux étudiants, bibliothèques, chercheurs, professionnels et passionnés.
«L’Allemand de Hong Kong», que les majors du disque toisaient avec condescendance il y a vingt ans encore, distribue aujourd’hui tous leurs catalogues (Universal, Sony et Warner) aux États-Unis. Le revirement de situation est vertigineux. Quand Heymann l’anticipait, tout le monde riait.
Revenir de loin
La réalité des débuts de Naxos est devenue inconcevable aujourd’hui. Je peux en témoigner, car j’étais aux premières loges, en France. Ce devait être en 1989, lorsque le premier distributeur français de Naxos, Média 7, avait reçu ces disques à couvertures blanches, assez spartiates, qui ouvraient le marché du CD «budget», soit un tiers du prix d’une nouveauté «cossue». Or dans l’Hexagone, le premier réseau de vente de disques, la FNAC, qui représentait plus de 50% du marché, refusait d’acheter (de référencer) ces produits qui diminuaient sa rentabilité au mètre linéaire.
Subséquemment, la quasitotalité de la presse spécialisée et généraliste refusait de rendre compte de ces disques qui n’étaient pas pris au sérieux. L’omerta fut brisée en conscience par le magazine musical Répertoire dont le comité éditorial (j’en fus) décida : «écoutons les parutions: si le niveau artistique le justifie, aucune raison exogène ne saurait nous empêcher d’en parler ».
Les bonnes nouvelles artistiques ne manquèrent pas et émanèrent tout d’abord de la Hongrie, dont les frontières venaient de s’ouvrir : je pense aux solides enregistrements du pianiste Jenö Jandó et aux quatuors de Haydn par le Quatuor Kodály. Klaus Heymann s’en souvient aussi. Il a été le compilateur de ce coffret commémoratif et ces disques y figurent.
Ensuite, tout alla très vite: muni de la caution des spécialistes, Naxos gagna ses lettres de noblesses, fut critiqué et encensé, et s’améliora petit à petit. La politique artistique était simple: un cachet de base, modeste mais égal pour tous. Au début ce cachet tentait surtout les artistes de l’Est et les débutants. Aujourd’hui, il satisfait tout le monde, ce qui fait que l’on croise des orchestres américains ou que l’on trouve des opéras publiés par cette étiquette.
Le coffret du coeur
En trente ans, Klaus Heymann a fait feu de tout bois. Il a étendu l’estampille Naxos à une collection de rééditions historiques, «Naxos Historical» et décliné cette dichotomie pour le Jazz («Naxos Jazz» et «Naxos Jazz Légendes»). Il a aussi développé une collection importante de livres audio et concentré entre ses mains la distribution des vidéos musicales.
Mais l’étiquette classique est évidemment la plus chère au coeur de l’aventurier qui a changé le visage de l’édition musicale.Avecces30CD, Klaus Heymann balaie le répertoire tout en rendant hommage aux artistes qui l’ont accompagné et qu’il a révélés. Nous avons mentionné son épouse, les Hongrois (avec une impasse sur les Beethoven du surprenant chef Bela Drahos, mais pas sur des extraits du Barbier de Séville qui affichaient en 1992 le ténor mexicain Ramon Vargas).
Il faut y ajouter la pianiste turque Idil Biret (Concertos de Chopin), jury, ici, à Piano 2017; Georg Tintner, Autrichien naturalisé néozélandais, en poste à Halifax, dont Naxos fit un brucknérien mythique ; Helmut Müller–Brühl, le Bernard Labadie allemand, qui fit tant pour le catalogue baroque de Naxos, le guitariste Norbert Kraft, devenu ensuite producteur, ou la violoncelliste allemande Maria Kliegel, qui enchaîna les disques impeccables et dont on retrouve ici les concertos de Dvorak et Elgar. Aussi solide que Jandó au piano et Kliegel au violoncelle, le violoniste Ilya Kaler est documenté ici par un splendide concerto de Tchaïkovski.
Parmi ceux qui, sur des décennies, ont contribué à crédibiliser artistiquement Naxos, Jeremy Summerly et sa Oxford Camerata chantent Tallis, alors que le chef polonais Antoni Wit a l’honneur de 2CD un Gorecki et le Stabat Mater de Szymanowski, tout comme les plus belles trouvailles de Naxos, Vasily Petrenko (Manfred de Tchaïkovski et Concertos de Liszt avec Eldar Nebolsin) et Bjarte Engeset (Grieg et CD « Favoris nordiques »).
Le reste est de l’histoire plus récente, avec l’arrivée des chefs Jun Märkl (avec les Préludes de Debussy orchestrés par Peter Breiner, un fidèle historique), JoAnn Falletta, James Judd, Marin Alsop, Giancarlo Guerrero (formidable CD consacré à Michael Daugherty), Leonard Slatkin, Gerard Schwarz et des solistes Patrick Gallois, Tianwa Yang et Boris Giltburg. Heymann profite de l’occasion pour mettre en avant deux nouveaux venus: le Tempest Trio dans deux trios de Dvorák et Gabriel Schwabe dans les sonates de Brahms, un violoncelliste auquel il faudra associer un autre ingénieur du son la prochaine fois.
Quant au Canada, outre le guitariste Norbert Kraft, notre vivier musical est représenté par l’Aradia Ensemble de Toronto et Kevin Mallon dans le classique couplage Water Musik-Royal Fireworks de Haendel.
Klaus Heymann a accompli l’incroyable. À 80 ans, il lui reste à réussir le plus difficile: préparer la suite et assurer la pérennité d’une oeuvre colossale.