Isabelle Boulay à la rencontre d’Isabelle Boulay
Quatorze chansons très différentes pour comprendre la même interprète
Dimanche aprèsmidi de branle-bas au gigantesque studio Melrose, qui jouxte l’aéroport de Saint-Hubert. Ce sera la finale de La voix dans quelques heures. J’emboîte le pas au relationniste d’Isabelle Boulay dans le dédale de couloirs comme dans un plan-séquence de Martin Scorsese: on marche vite, tout semble orchestré. Le chassé-croisé des assistantes et assistants, l’écho de rires nerveux, les traiteurs tranquillement efficaces, les vocalises qui sortent d’un peu partout, le carton «Stéphane Laporte» épinglé sur une porte fermée. Et me voilà dans un petit salon. Et voilà Isabelle Boulay, déjà très prête, maquillage et tenue de scène. On a une petite heure avant la suite de la répétition générale.
Je mesure, elle mesure. Le chemin parcouru. Le temps passé. Ça fait quoi, 25-26 ans, nous deux ? «Au moins 25 ans, calcule-t-elle. Granby [le concours qui la révéla], c’était en 1991…» Je l’ai connue choriste de Dan Bigras. Au cumul des disques et spectacles, d’Alys Robi à Starmania, du Québec à l’Europe francophone, on a du bagage et du kilométrage. Je l’ai moins suivie dans ses albums «chanson française» que dans son américanité, où un Michel Rivard trouva une place entre Paul Daraîche et Dolly Parton. Je l’ai écrit, elle a très bonne mémoire. On ne peut plus se cacher grand-chose, après toutes ces années.
Or, il se trouve qu’En vérité, le nouvel album qui m’amène à la marraine la plus enthousiaste de La voix ce dimanche, est très français ET très nord-américain. Oui, en même temps. Et c’est une réussite à tous égards. Et ce n’est pas un hasard.
«T’appelles des chansons, elles ne viennent pas. Et puis tu avances dans la vie et elles t’arrivent. Le diapason se met à vibrer, tu sais que tu es sur la bonne fréquence. C’est un soulagement et un état de grâce. Isabelle Boulay
Le portrait complet
En vérité, je vous le dis: En vérité, c’est elle au complet. L’Isabelle Boulay de Sainte-Félicité, l’Isabelle Boulay parisienne, l’Isabelle Boulay de Pointe-Saint-Charles (où elle habite avec son fils Marcus). «C’était l’intention. Faire vivre ensemble tout ce que j’aime. J’ai dit à Benjamin [Biolay, collaborateur de longue date, qui récidive à la réalisation] : “Je veux pas juste qu’on enrobe les chansons.” Quand c’est country, que ça le soit franchement. Assumer les influences sud-américaines dans Les mains d’or [oui, la chanson de Bernard Lavilliers], être complètement chanson française dans Un garçon triste [signée Carla Bruni-Julien Clerc, grande ballade piano-voix]. C’est comme si j’avais voyagé à l’intérieur de ma vie, dans un train où, quand tu tournes la tête, le paysage change mais demeure familier. En vérité, c’est vraiment tout moi.»
Elle a rassemblé tout son monde. Ses mondes. Il y a des pointures françaises, des as de chez nous à l’instrumentation, un Denis Benarroch (fidèle de Cabrel) autant qu’un Alex McMahon ou un Joe Grass. Coeur de pirate lui a écrit la tendre et triste Nashville, Alex Nevsky a fourni Le train d’après (un succès, on gage?), et les Français ne donnent pas leur place, de Didier Golemanas à La Grande Sophie, de Raphaël à Biolay. «Souvent, c’est les Français qui sont les plus américains, note-t-elle, amusée. Denis Benarrrosh, tu lui fais jouer du country, il est heureux…»
Il y a aussi la reprise d’une interprétation de Willie Nelson, douloureuse et bienfaisante Won’t Catch Me Cryin’ de l’album The Great Divide (2002). «J’avais essayé de la faire pour Les grands espaces, en 2011, mais je n’étais pas prête, pas rendue là. Des fois, avant de pouvoir interpréter une chanson, il faut l’avoir un peu vécue…»
Dans «le théâtre de la détresse»…
Elle a un instinct presque surnaturel pour choisir les musiques et les textes qu’elle incarnera le plus naturellement. «C’est plus que métaphysique, il y a vraiment une alchimie. T’appelles des chansons, elles ne viennent pas. Et puis tu avances dans la vie et elles t’arrivent. Le diapason se met à vibrer, tu sais que tu es sur la bonne fréquence. C’est un soulagement et un état de grâce.» Elle remercie, regardant vers le plafond, un certain Serge Reggiani. Au répertoire duquel le dernier album était entièrement consacré. « C’est Reggiani qui a recollé mes morceaux. Ça n’allait pas trop bien dans ma vie, et chanter Reggiani m’a beaucoup soignée. Moi qui n’ai jamais voulu autre chose que donner du réconfort aux gens, Reggiani m’a réconfortée, moi.»
Elle évoque la petite fille qui, à sept ans, chantait dans les bars pour des gens malheureux. «Je voyais leurs regards esseulés, j’entendais leurs sanglots. J’avais un sentiment d’impuissance. Je sentais qu’il fallait que je fasse quelque chose. J’ai chanté. J’ai vu dans leurs yeux que ça faisait du bien. Chanter, c’est la porte de secours que je pouvais ouvrir, dans le théâtre de la détresse. »
Son hommage à Reggiani lui a donné « un peu de médecine», comme elle chante dans Guerre civile, le titre de Raphaël qui clôt le disque. Après le Reggiani, toutes ses vérités étaient bonnes à dire, ses amours de musique légitimes côte à côte. «J’ai cherché mon nid toute ma vie, moi qui étais sortie du mien tellement tôt. Et l’endroit où je vis [l’atelier-loft de Pointe-Saint-Charles], c’est une ancienne taverne… J’y ai coulé mes fondations, et je suis plus que jamais en paix avec qui je suis et d’où je viens. »
Ça permet En vérité, l’album que l’on fait quand on est bien chez soi, dans son propre nid. « J’ai le sentiment d’être entière, enfin! Et de ne plus avoir peur de rien. Mon prochain album, je veux le faire avec T-Bone Burnett. Ça coûtera ce que ça coûtera. Ma maison, je l’ai hypothéquée souvent. Elle est encore à moi…» Détermination dans le regard. La prochaine fois, sûr et certain, je les rencontre ensemble.