Le Devoir

Robert Doisneau, hors clichés

Portrait intime du photograph­e du Baiser de l’hôtel de ville

- ODILE TREMBLAY

Le noir et blanc parigot colle à sa mémoire, lui qui aimait pourtant la couleur et se montrait fasciné par l’architectu­re des banlieues. Ça prenait la petite-fille de Robert Doisneau pour livrer un portrait hors clichés, pour ainsi dire, du grand homme de photograph­ie. À travers Doisneau, le révolté du merveilleu­x, Clémentine Deroudille montre les faces cachées du photograph­e du Baiser de l’hôtel de ville et des enfants en culottes courtes.

« Je désirais casser cette image du Doisneau, la fleur aux dents… précise la cinéaste. À part les gags autour de la photo devant l’hôtel de ville, je ne voulais ni baisers ni écoliers… »

Rappelons que ce cultissime baiser-là avait été le fruit d’une commande du Magazine Life en 1950 pour illustrer le romantisme parisien. Doisneau était tombé sur un couple d’amoureux, deux comédiens qui s’embrassaie­nt, et leur avait offert de l’argent pour remettre ça à l’extérieur. Un passant québécois marchait derrière. Ce cliché n’a rendu le photograph­e célèbre qu’au cours des années 80, avec l’image fétichiste du Paris nostalgie.

Le documentai­re biographiq­ue qui lui est consacré prend l’affiche dans nos salles vendredi prochain, sur plusieurs photos et documents inédits.

Icône? Pas pour la petitefill­e de Doisneau. « Il était tellement sympathiqu­e… Avec un charme fou, jamais dans la séduction, mais adorable. »

Elle avait vingt ans, quand son grand-père a rendu l’âme à 82 ans après une lente et pénible dégringola­de, sur fond de maladie du légionnair­e allié à l’Alzheimer et au Parkinson, qui laissa sa tribu en état de choc.

Il faut dire que le clan Doisneau était soudé dur. « On passait nos vacances avec nos grands-parents, évoque Clémentine Deroudille. Notre vie de famille tournait autour de son travail de photograph­e et de son appareil. C’était quand même lourd… »

Elle a voulu mêler l’intime et la vie profession­nelle, à l’instar de Doisneau dont les premiers modèles étaient les membres de sa famille, photograph­iés dans toutes les poses. Puis ils ont donné un coup d’épaule à la roue. «Ma mère et ma tante sont allées toutes deux travailler à l’atelier de Doisneau: 450 000 négatifs à classer, dont une partie reste à archiver.»

Ouvrir tous les placards

Clémentine Deroudille est historienn­e d’art, avec une passion pour la musique française. Elle a été commissair­e de l’exposition sur Brassens en 2011 à la Cité de la musique, « Ce film-là, je n’aurais jamais pu le faire sans la distance du temps, assure-t-elle. Ce n’est pas mon métier de réaliser des documentai­res, mais j’avais accès à toutes ses archives. J’ai les clés. Je peux entrer quand je veux, ouvrir tous les placards et j’avais envie de parler du lien familial. C’était mon grand-père et le centre de mon univers. Ma soeur aurait fait un autre film. J’ai pris des témoignage­s de Daniel Pennac, de François Morel, de Sabine Azéma, des gens qui lui étaient chers. J’ai choisi de faire la narration à la première personne, le plus simplement possible. Mon choix de photos est personnel. »

Elle présente entre autres plusieurs photos des usines Renault, de paysans russes, de milliardai­res américains dans leurs grosses villas, des banlieues glauques. On voit Doisneau avec ses amis Blaise Cendrars, Jacques Prévert, mais souvent attablé au bistrot du coin. Ses deux filles, gardiennes du temple des archives, témoignent beaucoup aussi.

Outre le grandpère aimant mais omniprésen­t qui marqua sa jeunesse, Clémentine Deroudille démontre qu’au-delà du photograph­e célèbre, par qui les plus grands voulaient se faire tirer le portrait, Robert Doisneau était avant tout un travailleu­r acharné, qui devait prendre des commandes pour vivre.

«On le voit dans ses carnets de rendez-vous: le matin, des photos à l’usine, le midi, un portrait officiel d’Albert Camus, le soir, un bal costumé, puis son labo. Les contrainte­s de la commande enflammaie­nt son imaginatio­n et lui permettaie­nt d’inventer son école buissonniè­re. Car il avait aussi ses clichés de contreband­e, par plaisir: les Halles de Paris, les banlieues qui alors n’intéressai­ent personne. Parfois, c’était pris sur le vif, parfois à travers une mise en scène. Il détestait qu’on l’installe dans quelque chose de nostalgiqu­e, adorant les nouveaux appareils, les nouvelles architectu­res. C’est la personne la plus jeune que j’ai connue.»

Ce grand-père-là avait vécu à la dure, ayant perdu sa mère à sept ans. «Il a connu la guerre, le front. Il a fait la résistance sans en parler, choisissan­t de porter un regard de bonté sur le monde. Il refusa, par exemple, de photograph­ier des femmes tondues à la libération. »

Clémentine Deroudille voit à quel point le travail de sa mère et de sa tante sur les archives de Doisneau a donné au disparu la pleine reconnaiss­ance posthume. «Grâce à elles, l’oeuvre est vivante. Il y a eu une quinzaine d’expos à travers le monde. Ajoutez les livres, les produits dérivés du Baiser de l’hôtel de ville sur des cartes, des portables, des appareils, des coussins, des boucles d’oreille. Ça, c’est kitsch à mort et c’est fait sans autorisati­on. Sinon, on passerait notre temps à intenter des poursuites. Au moment des attentats à Paris, le Baiser a même été reproduit en pochoir, symbole de la liberté et de l’amour parisien.»

«Ce film-là, je n’aurais jamais pu le faire sans la distance du temps»

Cet entretien a été effectué à Paris, à l’invitation du Rendezvous d’Unifrance.

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FUNFILM Doisneau entouré de ses petits-enfants, Sonia, Alexandre, Marie et Clémentine, à l’été 1978

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