Dans le bateau de la nuit urbaine avec Sunny Duval
Le musicien parle à Montréal comme on s’adresse à un ami bienveillant
«Tu m’as vu naître à l’envers, enfargé dans tes ruelles qui me fascinent, tes cordes à linge pis tes histoires d’amour de chats. Tes apparts, tes parcs. Pis l’envie de te parler avec mon crayon de plomb pour te raconter ma vie de vagabond, qui me fait sans cesse faires des découvertes neuves, écrit Sunny Duval dans son bouquin En-d’sous. J’ai pas fini de grandir, non non. Les autres le savent pas, chut! Toi tu me vois tout le temps, tu sais tout. »
À qui parle le musicien? À sa mère, à sa blonde, à son meilleur ami ? Un peu toutes ses réponses, aurait-on envie de conclure tant, en s’adressant à Montréal, Sunny Duval semble constamment se confier au plus bienveillant des camarades, qu’il désigne alternativement par deux mignons sobriquets: Vieille Ville ou Grosse Ville.
Paru en 2010 à l’enseigne de la défunte maison Coups de tête, ce recueil de chroniques d’abord publiées en 2004 et 2005 dans l’éphémère cahier LP2 de La Presse compte encore à ce jour parmi les plus grisants exercices de mythologisation d’un Montréal parallèle, celui de la nuit dans laquelle se réfugier, plein de racoins grouillant de garçons qui veulent ressembler à Jacques Dutronc ou à Joey Ramone, et de filles qui veu- lent ressembler à Brigitte Bardot ou à Debbie Harry.
Seul sur son vélo, ou à pied, celui qui était alors le guitare-héros du groupe yéyé-rock-garage-lautréamontesque Les Breastfeeders se promène de bar en bar dans les rues du Plateau et du Mile-End, émerveillé comme un gamin, mais assoiffé comme un rockeur. Il s’enfonce dans des conversations absurdes et/ou existentielles avec ses compagnons d’infortune, une bande de « vieux chialeux, sympathiques, hédonistes, blagueurs, pauvres », tous affublés de pseudonymes hallucinés (le pantagruélique Loup-Marin, le sauvage Bruce Binaire, le philosophe à la gomme Laferraille).
On avale avec lui les pintes et les quilles au Tarfly (le Barfly), à l’Épingleur Inspecte (l’Inspecteur Épingle) ou à la Casba del Popol (la Casa del Popolo), avant de toujours rallier l’Esquif (L’Escogriffe), dans un jeu de mystification aussi amusant que propre à engraisser les légendes locales.
L’Escogriffe, temple rock’n’roll de la rue Saint-Denis grand comme la poche d’un skinny jean, n’aura d’ailleurs jamais semblé aussi tentaculaire qu’à travers le regard moitié Réjean Ducharme, moitié Charles Bukowski de Duval. «Un bar, c’est comme un bateau», observe-t-il aujourd’hui en se replongeant dans En-d’sous, authentique lettre d’amour écrite à cette ville de l’amitié scellée en un tchin, et de la musique
« L’affaire, c’est que la nuit, c’est un bon prisme pour écrire»
partout-partout. «Certaines personnes sautent à l’eau, d’autres nagent pour revenir jusqu’au bateau, mais ça demeure un univers clos et autosuffisant. Ça a été un univers très formateur pour moi. C’est là que j’ai appris la vie.»
Premier show, première cigarette, premier joint
Enfant de Trois-Rivières, Sunny Duval met la première fois les pieds sur une scène montréalaise en 1991 à l’Hémisphère gauche, le temps d’un concert avec son groupe de l’époque, Féroce F.E.T.A. «Ce soir-là, j’ai fumé ma première cigarette et mon premier joint», se rappelle le gars de 44 ans autour d’une bière au Yer’mad, quelques heures avant son shift de DJ au Cheval blanc. On l’aura compris: la nuit a trop donné à Sunny Duval pour qu’il l’abandonne. Il la hante encore fréquemment, comme on tient une vieille promesse.
«L’affaire, c’est que la nuit, c’est un bon prisme pour écrire. La noirceur fait que c’est aussi
épeurant que stimulant que fantastique, explique-t-il. Et l’alcool, comme la nuit, peut déformer les perceptions. L’alcool a ce double effet-là: ça referme l’univers dans lequel tu te trouves, mais ça le rend aussi super large. »
Sunny Duval s’installe à Montréal en 1995 animé de l’intention d’organiser sa vie autour de la musique. Le tournant des années 1990 et 2000 entrecroisera son chemin cahoteux et celui des personnages qui surgissent dans En-d’sous (et qui surgissaient aussi dans les chroniques qu’il écrivait alors dans Nightlife et Bang Bang).
C’est l’époque du retour en grâce du rock grâce aux Strokes et aux White Stripes, l’époque des vêtements de seconde main et des t-shirts de groupes arborés comme une médaille d’honneur. «En rencontrant Les Breastfeeders, j’ai rencontré des gens qui étaient comme moi, c’est-à-dire qui vivaient à la bonne franquette», se souvient-il à propos de son ancienne bande.
Et s’il a depuis flanché pour une autre ville (La Nouvelle-Orléans) avec la même intensité que pour la métropole, Sunny Duval marche toujours dans Montréal avec l’impression de ne pas tout savoir à son sujet, un précieux carburant amoureux, vous confirmeront les guides de longévité pour couples.
«Je suis comme Charles Tisseyre dans Montréal: je suis constamment fasciné, blague-t-il. C’est une ville tellement grande pis large pis remplie de gens très, très différents. Je m’en veux de ne pas assez profiter de la ville, de son multiculturalisme, de ne pas aller plus souvent à l’ouest, même si la vie m’amène pas là naturellement. À La Nouvelle-Orléans, on me dit souvent: “C’est beau le Canada!” Mais Montréal, c’est pas juste le Canada. C’est le centre bouillant de tout le pays. C’est le plus beau panorama d’humains au monde.»