Le Devoir

Accueille le parfum

- VÉRONIQUE CÔTÉ

La première fois que j’ai consulté une acupunctri­ce, c’était au retour d’une tournée en Europe qui m’avait usé le corps et le coeur d’une manière impossible à résumer à qui que ce soit. J’avais des symptômes pour la plupart bénins, mais qui partaient dans tous les sens, et toute la misère du monde à tenter d’en faire une nomenclatu­re nette.

J’avais toujours froid ; j’avais la peau du cou et du visage irritable, fragile, et tout m’abîmait, le soleil comme les draps d’hôtel; j’éternuais et je larmoyais comme une allergique que je n’étais pas; j’avais du mal à me lever le matin mais aussi à m’endormir le soir. Ce printemps flou, à cheval sur deux continents, me mettait dans tous mes états — je ne me comprenais plus.

L’acupunctri­ce avait écouté mon récit confus en ayant l’air de saisir parfaiteme­nt ce qui m’arrivait, elle avait pris mes pouls aux deux poignets, m’avait posé des questions sur mon appétit, mes rêves et la pièce de théâtre dans laquelle je jouais à ce moment-là, puis elle avait tranquille­ment planté ses aiguilles le long de mes méridiens avec un aplomb rassurant. Trois ou quatre traitement­s plus tard, j’étais prête à reprendre l’avion. Ma peau avait repris la bonne épaisseur.

Depuis, je n’ai jamais arrêté de consulter les acupuncteu­rs, ces maîtres de la circulatio­n. Ils m’aident à régler toutes sortes de choses: insomnie et extinction de voix, procrastin­ation et inflammati­on des lombaires, peur du vide, manque d’énergie, peine d’amour, sinusite. Mélancolie. J’aime ces docteurs qui savent quoi faire de ma mélancolie. J’aime qu’ils la traitent au même titre qu’une infection des voies respiratoi­res. J’aime qu’ils cherchent et trouvent toujours où piquer pour que l’électricit­é se libère et que tout, sang, humeur, énergie, se remette à bouger convenable­ment en moi.

Une poésie sous l’aiguille

Le palais de la fatigue (Boréal), de Michael Delisle, emprunte son titre doux-amer à un point d’acupunctur­e. Leurs noms sont si parlants, pas étonnant que les écrivains qui les découvrent s’en emparent. On croirait à de petits poèmes à réciter pour guérir. La piscine des vents, l’accueil du parfum, le grenier de la terre, la montagne du soutien. «Il y a un point ici qui s’appelle “la nourriture du vieillard”. C’est une science millénaire, ça remonte à une époque où la médecine n’avait pas peur des métaphores», écrit-il. Dans ce bel ouvrage où quelque chose est perdu d’avance, sorte de roman elliptique déguisé en recueil de nouvelles, on assiste par fragments à l’histoire du narrateur, d’abord dans un Longueuil sans grâce, puis dans le Montréal littéraire undergroun­d de la fin du siècle dernier, qui brille d’une lueur qu’on devine trompeuse.

Les morceaux choisis dressent un portrait avec puits et interstice­s, où s’égouttent le temps qui passe et les doutes du protagonis­te, ce garçon qu’on voit déménager à la hâte dans l’appartemen­t de son prof de poésie avide, au désir glauque. Mais « [n]’importe où sur la planète […] était mieux que notre trou natal. Je riais de bon coeur devant ce numéro que nous refaisions souvent : – Tu imagines une biographie qui finit par “Il est mort à Longueuil”. C’est tellement… – Sans trajet ! Une vie sans trajet ! – Tu as raison, n’importe quoi sauf “mort à Longueuil!”».

À travers la vie du poète, c’est aussi Montréal qui se dessine peu à peu dans les pages du livre, sous forme de partys, d’appartemen­ts, d’aspiration­s floues mais puissantes, et surtout déçues. Montréal, ses fulgurance­s, ses parfums, ses milieux, ses petites monarchies, ses motifs et ses redites, son ordinaire, son séduisant désordre. Montréal magnétisan­t les expectativ­es. Et Montréal symbolisan­t sans doute une forme d’inachevé.

Pourquoi Montréal?

Quelles espérances nous amènent si nombreux à épouser cette ville malgré sa réputation colportée comme des ragots: ville sale, ingérable, pognée dans le trafic? Métropole perpétuell­ement en travaux: « La rue de Saint-Vallier est éventrée; l’odeur d’eau croupie est forte.

[…] Le tunnel de brique bée au grand jour. Le ciment a bavé. Dire que des hommes ont maçonné cet ouvrage. Des Canadiens français aux salopettes raidies de crasse, bons chrétiens pouilleux qui ramenaient chez eux des boues infectieus­es », écrit Michael Delisle. Quel est donc ce tropisme qui pousse tant de gens à venir chercher ici quelque chose comme un nouveau monde ? Je me raconte que c’est précisémen­t cet inachevé, ce récit à inventer, qui attire et fascine: posé comme une défaite dans le roman, il pourrait être une sorte d’avantage dans le réel. Une histoire de communauté à faire, avec Montréal pour exemple: et si l’identité était une question de devenir commun plutôt que d’origine ?

Pour moi, Montréal a longtemps été un ailleurs accessible, quelque part où filer quand plus rien n’allait. Avec le temps, ma vie s’est sensibleme­nt déplacée, sans que je le commande, par capillarit­é, presque. Montréal n’est plus un ailleurs. C’est la maison, le potager dans Villeray, et surtout l’amour. Mais j’ai encore pour adresse un grand appartemen­t de Québec, et comme à l’époque des tournées à cheval entre deux continents, le printemps m’écartèle, un pied ici, un pied là-bas, les yeux me piquent, la peau me tiraille, et je dois souvent aller déposer mes fatigues chez l’acupuncteu­r.

J’ai parfois l’impression que nous pratiquons tous plus ou moins une forme d’acupunctur­e à l’envers: en cherchant si fort où donc sur cette planète nous planter pour que les blocages se débondent, pour que la vie suive son cours sans entrave, pour que les douleurs se calment et que les oeuvres adviennent librement. J’ai l’impression que nous cherchons encore comment faire pour que les villes deviennent enfin ces sanctuaire­s où l’on prendrait véritablem­ent soin de chaque être qui foule son sol, et de toutes les fatigues, des plus légères aux plus existentie­lles. Montréal, palais de la fatigue.

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