Le Devoir

L’effet Baum

Le théologien nonagénair­e incarne la noblesse du catholicis­me de gauche au Québec

- LOUIS CORNELLIER

«Je ne me considère pas comme un penseur important», écrit Gregory Baum en ouverture de son essai Et jamais l’huile ne tarit, dans lequel il expose son «parcours théologiqu­e ». Il a tort. Dans le paysage intellectu­el québécois, ce théologien audacieux a joué un rôle indispensa­ble depuis une trentaine d’années. Il n’a peutêtre pas renouvelé en profondeur la pensée catholique internatio­nale, mais sa contributi­on de « théologien pratique» de gauche a été précieuse. Baum n’a pas inventé la théologie de la libération, par exemple, mais il l’a intelligem­ment adaptée, dans Compassion et solidarité (Bellarmin, 1992), aux contextes canadien et québécois, nourrissan­t ainsi, en nos terres, un catholicis­me de gauche très inspirant.

Aujourd’hui âgé de 93 ans, «condamné à trois dialyses par semaine et à une surdité croissante », Baum continue, dit-il, de «mener, avec l’aide de Dieu, une vie intéressan­te, engagée et heureuse», habitée par « le paradoxe d’allier une vive inquiétude pour les autres et l’acceptatio­n reconnaiss­ante de la joie personnell­e ». Le cheminemen­t intellectu­el qu’il raconte dans ce riche essai est passionnan­t.

Bouleverse­ments et engagement­s

Né à Berlin en 1923 dans une riche famille d’origine juive mais de culture protestant­e, Baum fuit l’Allemagne de Hitler en 1939 et se retrouve en Grande-Bretagne. Interné dans ce pays en tant que ressortiss­ant allemand, il est envoyé dans un camp au Québec, avant d’être libéré en 1942. Il vit ces bouleverse­ments sans traumatism­e. En 1946, détenteur d’une maîtrise en mathématiq­ues d’une université américaine, il se convertit au catholicis­me et entre peu de temps après chez les Augustins, puisque c’est sa lecture des Confession­s qui l’a convaincu de faire le saut.

Baum est ordonné prêtre en 1954, obtient un doctorat en théologie à Fribourg en 1956, revient au Canada en 1959, participe au Deuxième concile du Vatican et quitte la prêtrise en 1976, pour se marier avec une ex-religieuse, alors qu’il se sait homosexuel. Ses explicatio­ns à cet égard s’avèrent plutôt décoiffant­es. À partir de 1986, il enseigne les sciences religieuse­s à l’Université McGill, jusqu’à sa retraite en 1999, et collabore activement à la revue Relations, un engagement qui se poursuit toujours.

Défenseur d’une « culture critique dans l’Église et dans la société» ainsi que partisan des « mouvements de changement social qui s’efforcent de réduire la souffrance humaine et de rendre la société plus agréable à Dieu », Baum, militant de Québec solidaire depuis sa fondation en 2006 et d’une souveraine­té-associatio­n à la Lévesque, n’est pas un catholique reposant.

Convaincu que « l’Église n’est pas une oasis de salut dans un désert de perdition» et que «le premier outil de la grâce, c’est la vie humaine», il adhère à la théologie de la kénose, selon laquelle Dieu se dépouille de sa toute-puissance dans la création pour laisser les hommes libres de contribuer à son oeuvre, et considère l’enfer non comme un lieu, mais comme « le dévoilemen­t du potentiel d’autodestru­ction de l’être humain».

Pluralisme et radicalité

Baum plaide aussi pour un pluralisme éthique et religieux sans relativism­e (sa défense de l’oeuvre du controvers­é Tariq Ramadan ne laisse pas de surprendre) et fait de la lutte contre le «péché social », c’est-à-dire l’acceptatio­n de structures ou de conditions sociales injustes, son combat principal. Quand il entend le pape François critiquer sans ménagement le capitalism­e et reconnaîtr­e que le doute fait partie de la foi, le théologien applaudit.

Admirateur des oeuvres de Maurice Blondel, du penseur de gauche non orthodoxe Karl Polanyi, des philosophe­s de l’École de Francfort — «difficiles à lire», admet-il — et de Fernand Dumont, qui, comme le pape François, préférait la Bonne Nouvelle à l’orthodoxie, Baum fait toujours de l’option préférenti­elle pour les pauvres, concept clé de la théologie de la libération née en 1968, sa boussole principale.

Il y a eu, au Québec, et c’est ce qui fait l’importance de l’oeuvre, un effet Baum. Trop souvent, ici, le catholicis­me est assimilé à une pensée ringarde, pépère et insignifia­nte. Par ses interventi­ons solides et profondes dans le débat public, principale­ment dans les pages de Relations, Baum a témoigné, comme Jacques Grand’Maison avant lui, de la noblesse de la radicalité du message évangéliqu­e de justice et de dignité pour tous dans notre monde. C’est majeur.

ET JAMAIS L’HUILE NE TARIT HISTOIRE DE MON PARCOURS THÉOLOGIQU­E ★★★★

Gregory Baum Traduit de l’anglais par Albert Beaudry Fides Montréal, 2017, 280 pages

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