Le Devoir

Ève Cadieux, de l’échange intime au souk virtuel

L’artiste est passée de photograph­e d’objets à collection­neuse d’images d’objets

- JÉRÔME DELGADO

TOUTES CES CHOSES D’Ève Cadieux. Au Centre d’exposition de l’Université de Montréal, pavillon de la Faculté de l’aménagemen­t (2940, chemin de la Côte-Sainte-Catherine, salle 0056), jusqu’au 9 septembre.

Les objets et toute notre histoire matérielle s’inscrivent dans une incessante série de coups de vent. À chaque rafale, ou presque, la moindre chose fabriquée par la main humaine est repoussée et remplacée par une autre, meilleure, plus belle, plus solide, plus utile.

Dans son travail photograph­ique, l’artiste Ève Cadieux se pose en contre-pied de cette coutume à enterrer chaque objet, une fois sa vie consumée. L’exposition Toutes ces choses, rétrospect­ive de vingt ans de pratique, rend compte d’une nature humaine incapable, finalement, de se débarrasse­r de son passé matériel.

Il y a autant de la nostalgie bien assumée que du souci scientifiq­ue, ou anthropolo­gique, dans l’approche adoptée par l’artiste. Réalisés entre 2002 et 2017, les huit projets qu’elle a rassemblés au Centre d’exposition de l’Université de Montréal sont à la fois teintés d’affect et présentés avec le recul nécessaire de la documentar­iste. Avis aux amateurs de modes vintage: les vedettes, ici, se nomment ViewMaster ou Floppy Disk, ce sont des boîtes Kodak ou des téléphones à cadran.

Deux séries voisines, Des restes (2002) et Des restes II (2015), montrent des objets chéris, isolés en plan général et choisis après échange et discussion avec les proches de l’artiste. On est dans la sphère privée et intime. À l’opposé, les séries Alfama (2009) et Aux puces… (2015-…), réalisées dans des marchés publics, relèvent davantage de l’offrande, de la mise en vitrine des plus beaux produits. Les images ne s’attardent pas à un objet, mais à des ensembles: autels urbains, bancals et pourtant presque sacrés.

Si le fétichisme est la colonne vertébrale de ces deux séries, c’est l’échange humain, réel, qui en est le coeur. Ce sera moins vrai avec les projets plus récents exposés, symptôme de la dématérial­isation galopante.

Faire avec la numérisati­on

Ève Cadieux ne fait pas que photograph­ier les objets des autres. Elle qui a longtemps assumé la direction artistique de VU, centre de Québec dédié à la photo, pose à travers ses différents corpus un regard sur l’évolution de son art.

Dans la série Avant l’heure: les ateliers (20022004), comme dans Des restes, identifiée aussi par l’énoncé «à propos d’une forme de relief qui ne correspond plus aux conditions de la vie actuelle », l’artiste a fait appel à la solarisati­on, procédé de surexposit­ion des images amenant l’inversion entre le positif et le négatif.

Au-delà du clin d’oeil à l’histoire de la photograph­ie (et à Man Ray, un des plus illustres utilisateu­rs de la solarisati­on), la signature Cadieux a une portée encyclopéd­ique. La série sur les ateliers (des chambres noires ?), bien qu’elle détonne du reste de l’expo — la figure humaine prend ici la place de l’objet —, s’inscrit dans ce discours sur l’imminente mort matérielle.

Avec l’arrivée du numérique, et l’abandon de la chambre noire, la photograph­ie est sans doute la discipline qui a le plus changé sous le coup de vent technologi­que qui a frappé au tournant du siècle. La nostalgie, chez Cadieux, s’exprime aussi dans sa manière de s’adapter à la nouvelle réalité.

L’image qui ouvre l’expo est peut-être seule en son genre, mais elle est emblématiq­ue du propos de Toutes ces choses. Avec son ordinateur abandonné sur le sable, Sur la plage (2015) parle du rejet des vieux outils. Comme un objet lourd et encombrant, la photo repose au sol, sans y toucher : deux cuvettes de développem­ent de pellicule ont été recyclées et lui servent de socle.

Avec les oeuvres de 2017 — L’entreposoi­r (une vitrine contenant des centaines d’images) et Morts annoncés (une vidéo rassemblan­t les mêmes documents) —, ce ne sont plus les objets eux-mêmes que cherche et photograph­ie Ève Cadieux. Mais les photos de ceuxci, qu’elle télécharge. Dématérial­isées, mises ainsi en vente sur le Web, les «choses» n’existent que comme fantômes. L’échange humain n’est plus indispensa­ble, l’image a perdu en qualité, l’obsolescen­ce se faufile partout.

Désormais virtuel, le souk rend inaccessib­les les objets. Dans la vidéo, ils défilent l’un après l’autre, sans qu’on puisse s’y attarder vraiment. Dans la vitrine, seules les photos du dessus sont visibles — et encore. C’est un mausolée de choses, et il ne nous reste qu’un vague souvenir d’elles.

 ?? ÈVE CADIEUX ?? Les huit projets d’Ève Cadieux rassemblés au Centre d’exposition de l’Université de Montréal ont une portée encyclopéd­ique.
ÈVE CADIEUX Les huit projets d’Ève Cadieux rassemblés au Centre d’exposition de l’Université de Montréal ont une portée encyclopéd­ique.

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