Le Devoir

Au coeur de la génération perdue

Maud Simonnot fait revivre Robert McAlmon, figure oubliée du Paris d’entre les deux guerres

- CHRISTIAN DESMEULES

«Dieu oubliera tout le monde — même Robert McAlmon », écrivait dans une lettre de 1927 Francis Scott Fitzgerald à Ernest Hemingway. Dans le cas de Dieu, il faut voir, mais nombreux sont ceux qui ignorent l’existence de McAlmon.

Cet Américain a pourtant été au coeur de l’une des plus fascinante­s aventures artistique­s du XXe siècle. Une toute petite dizaine d’années coincées entre les deux guerres, marquées par l’insoucianc­e, la découverte de la vitesse et de la liberté.

Car personne ne semble incarner mieux cette époque, peut-être, que cet homme lancé dans une sorte de mouvement perpétuel. Rentier, noceur infatigabl­e, indéniable­ment alcoolique, écrivain et éditeur, ami de Man Ray comme d’Aragon, Robert McAlmon (1895-1956) va croiser tout le monde sur sa route: Hemingway, Ezra Pound, Gertrude Stein, William Carlos Williams.

C’est donc à une plongée dans le petit monde des artistes expatriés du Paris des années folles, membres de ce que Gertrude Stein a appelé la «Génération perdue», vrais propriétai­res des nuits de Montparnas­se, que nous convie Maud Simonnot avec La nuit pour adresse, biographie en style libre et livre hybride.

Né au Kansas, avant de faire un mariage blanc avec la fille d’un des plus riches armateurs d’Angleterre rencontrée à New York, et qui préférait les femmes, il a vite choisi de faire contre mauvaise fortune bon coeur — et contre une rente substantie­lle.

Arrivé à Paris en 1921, sans domicile fixe, McAlmon fera très vite expédier son courrier aux bons soins de Shakespear­e and Company, la célèbre librairie de Sylvia Beach. C’est grâce à elle qu’il fera aussi la connaissan­ce de James Joyce, dont il va devenir un grand ami. Au point où il va dactylogra­phier luimême l’épisode «Pénélope» d’Ulysse, coeur érotique palpitant du grand roman de Joyce. Pendant longtemps, il fera aussi tous les mois un chèque de 150$ à l’Irlandais «pour lui maintenir la tête hors de l’eau» — une somme considérab­le pour l’époque.

À Paris, McAlmon sera le tout premier à y créer une maison d’édition américaine indépendan­te — avec l’aide de l’imprimeur dijonnais Maurice Darantière. Premier éditeur d’Hemingway avec Three Stories & Ten Poems en 1923, à qui il va faire découvrir l’Espagne, McAlmon croyait que «la beauté réside dans le mouvement ».

La vie après le krach

Après 1929, alors que le krach boursier sonne la fin de la récréation pour plusieurs et que les morts commencent à s’accumuler autour de lui, maintenant divorcé et à peu près sans le sou, McAlmon n’en finit plus de noyer sa nostalgie dans le whisky et le bourbon.

«Si le monde va en enfer, je l’accompagne, et pas question non plus d’être dans les rangs de derrière. » Romancier, nouvellist­e, autobiogra­phe de son époque (Being Geniuses Together), personnage à l’énergie sans fond, pôle magnétique capable semble-t-il de polariser toutes les opinions, McAlmon a brûlé sa vie et son argent sans le moindre regret.

Rentré aux États-Unis en 1940, il va glisser lentement vers l’oubli jusqu’à y réussir.

« Toute vie est une entreprise de démolition», écrit Fitzgerald dans La fêlure. Pensait-il surtout à McAlmon? Il aurait pu.

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DOMAINE PUBLIC La rue Lepic, dans le quartier Montmartre de Paris, en 1925

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